C : De l'éclat sur du vide : La porte battante

1) Restaurer le souffle du langage

 

 

La porte battante semble être l'emblème de la poétique de Réda ; car dans la tension qu'elle établit entre l'ouvert et le fermé, le dedans et le dehors, le silence et la violence du claquement, au sein d'un espace vide puis soudain soufflé, se retrouvent et s'accomplissent tous les éléments distinctifs d'une poésie sans cesse aux prises avec l'entrouvert, jouant dans l'espace du jeu lui-même, s'abandonnant à cette ritournelle mélancolique.

Car la porte se ferme aussi dans un souffle, ne matérialise sa présence que du souffle qui l'anime, ou qu'elle produit. Or le souffle est aussi le motif où se concentre chez notre poète l'essentiel du monde, du sujet, du poème : il est le mouvement imperceptible mais profond, qui meut les choses, leur donne l'élan vital qui manifeste, dans une subtile harmonie de présence et d'absence, l'énergie qu'elles renferment ; « souffle d'automne[1] », « vent spirituel [qui] souffle du fond des steppes[2] », émanant de cette même « crevaison, rebut du grand fond d'où sortirent nos souffles, nos visages[3] ». Expiration qui est peut-être l'unique relation pleinement accomplie de l'univers et du poète ; instant où celui-ci s'inscrit le plus radicalement au cœur d'un monde à sa mesure, fait pour lui : « Quand recommençait à briller le tilleul devenu si sombre, c'était la nuit / Et sous l'arbre non plus comme une bouche horrible […] / Mais la face d'argent d'un dieu tranquille qui protège, / À la proue ardente viraient l'étrave, les massifs, / Les hauts flancs constellés pour nos souffles : c'était la nuit »[4]. Dans ce souffle, le sujet poétique se voit réaffirmé comme central, comme celui autour et en vue de quoi s'organisent le monde et la parole ; il est celui qui peut aussi les porter, les supporter, dès lors qu'il s'efface derrière eux : « Je rassemble contre mon souffle / Un paysage rond et creux qui me précède / Et se soulève au rythme de mon pas […] / Je tiens ce paysage contre moi, / Comme un panier de terre humide et sombre, / La pluie errante en moi parcourt / L'aire d'une connaissance désaffectée[5] ».

Le poète figure alors l'instant où le souffle prend forme, trouve sa voix ; car il n'est pas le tout de la parole, il n'en demeure qu'une infra-manifestation. Il en est le cœur, l'élan, mais seul,il reste à l'état de puissance non actualisée : souffler n'est pas obligatoirement faire le jeu du poème. La porte est ainsi ce qui fait chanter le souffle, qui prête une voix à la puissance muette du poème encore absent, bien qu'en quête de présence : « Souffle du haut vantail sur les gonds criants des forêts[6] » ; « un souffle achevait de s'épuiser en gros tremblements de portes[7] ». En ce sens, la porte s'offre aussi comme la lyre, instrument d'un courant qui la traverse et la dépasse. La tâche du poète, qui se veut porte lui-même, passage où se transmue la parole, c'est donc de s'offrir au jeu ; sa voix, coupée de tout point de référence auquel la rattachée, se confond ainsi avec l'espace de son dire, elle est « l'habitante et le lieu » déployée jusqu'au seuil du poème : « Mais si je parle (admettons que je parle), / m'entendez-vous ; et si vous m'entendez, / si cette voix déracinée entre chez vous avec un souffle sous la porte, / n'allez-vous pas être effrayée[8] ? »

Cependant, ce désir de permettre au langage de trouver un second souffle, voire de s'en réinventer un nouveau, s'accompagne chez Réda au-delà des images, d'une pratique attentive de l'écriture, et surtout, d'une réelle tentative de théorisation de la parole poétique — même si nous savons que cette distinction n'est pas toujours complètement opérante pour quelqu'un qui s'efforce de les saisir en un même élan. Pourtant, y compris dans ses articles « critiques », Réda ne tient pas toujours le même discours, comme si la part dévolue au méta-poétique dans le travail de l'écriture était sans cesse à réévaluer dans l'instant. Tantôt, par exemple dans « La voix dans l'intervalle », il s'attache à définir la poésie par un retranchement aussi complet que possible du souffle, par un suspens de toute respiration, comme si le poème devait côtoyer avant -ou afin- de pouvoir s'affirmer, la limite extrême où tout expire, le lieu inexprimable de la perte, de la mort : « il s'agit de descendre encore. Atteindre et séjourner au bord de l'exténuation spirituelle, comme le choral Erbarm' dich mein et son flottement d'accordéon foutu, cromorne et voix humaine portée par ce rythme essoufflé qui n'en peut plus. Aller plus loin, non, impossible. Dans cette direction les mots ne font qu'obstacle ou diversion ; dans cette extrémité l'indicible, en effet, ne peut pas être dit, n'est rejoint que par la musique[9] ». La parole semble devoir se concentrer tout entière en un dernier soupir, et la poésie est ainsi semblable à cette « pauvre folle en savates » « sortie un soir du soufflet crevé de l'accordéon », qui ne s'exprime que par le biais d'un « grommellement », d'un « grince[ment] de porte[10] ». Tantôt, au contraire, il réclame une poésie au souffle clair comme celui de la trompette d'Armstrong, ample comme celui du saxophone de Parker, et peste alors contre la « dégénérescence du syllabisme » ou la « prose indigente mise en morceaux sans nécessité prosodique[11] ». Ce qu'il désire ici, c'est la restauration du « français rythmique », nerveux, et en appelle au jazz, et plus particulièrement à ce swing qui le caractérise. Ainsi, dans ce vacillement de la théorisation de cette composante « pneumatique » du poème, c'est un « balancement » au cœur du souffle lui-même qu'il faudrait lire, c'est-à-dire l'affirmation d'une écriture mélancolique qui se déploie sur toute la gamme qui lui est offerte, se jouant des soupirs, les modulant tour à tour. La poésie est ainsi exploration de l'écart, de l'intervalle ouvert au sein même de la langue. « Celle qui marche à pas légers derrière chaque haie / S'approche ; elle est l'approche incessante de l'étendue, / Et sa douceur va nous saisir[12] » : poème reconnaissant tout l'espace de la voix, tout le registre par elle présenté, oscillation entre les sons les plus graves et les plus aigus.

Le souffle n'est donc jamais uniforme, mais il demeure lui aussi espace ouvert à toutes les nuances, à celle de cette « âme » qui « n'est que syncope / Dans la longue phrase du souffle expiré par les dieux[13] ». Car le souffle, en dernier recours, ne s'accomplit, ne se soutient comme rythme qu'en introduisant subrepticement dans le poème qui l'anime, la trace d'un défaut, d'une défaillance ; son énergie est autant dans la rupture qu'il annonce que dans sa propre expansion. Souffle, qui d'une même émission, peut susciter et effacer le monde.

 Car ce souffle est aussi la parole qui tisse le monde et le sujet, les soutient tout autant que le texte ; cette machinerie démiurgique qui est la vie même du poème, mouvement intangible dans l'absence de son sillage, parcours irrémédiablement imprévisible : « jetez / la bobine quand tout le fil / aura cassé net sous les dents de la fileuse qui défile / et retrame le fil dans la voilure pour le souffle / en tous sens propulsant la masse du navire sans / écume ni rivage et presque sans / sans souffle mâts brisés pleins du crépitement tu / des signaux en arrière à rien -la soufflerie[14]. » Et l'on perçoit bien ici ce que Réda doit à Mallarmé[15], à l'intérieur de cette conception d'une poésie qui se veut « musicienne du silence » : « oh à mon tour déjà dans le souffle de la baleine / qui ne nous rendra plus sinon sur quel rivage où la / parole et le temps manquent comme une chute[16] ». Dans l'image de la baleine, qui, sans nul doute, engage aussi une référence intertextuelle au Jonas de Dadelsen, se redit la difficulté et peut-être l'inquiétude d'une langue poétique où manqueraient « la parole et le temps », où l'amuïssement par le souffle serait le seul mode du dire dont le moment ne serait lui-même que l'humble intervalle ouvert à tous vents, non mesurable. Poème « soufflé[17] », s'établissant dans le jeu des « sons nus[18] ».



[1]. p. 59.

[2]. p. 162.

[3]. p. 141.

[4]. p. 165.

[5]. p. 42.

[6]. p. 66.

[7]. p. 156.

[8]. p. 130.

[9]. « L'intermittent », in Celle qui vient à pas légers, p. 19.

[10]. p. 202.

[11]. « Poésie parlote », in Celle qui vient à pas légers, p. 56.

[12]. p. 48.

[13]. p. 86.

[14]. p. 139.

[15]. Au « Coup de dés », « vierge indice » surgi « du fond d'un naufrage », et dont les différentes parties de « Récitatif » retrouvent parfois certains accents, mais également aux poèmes (Cf.« À la nue accablante tu… » : « Quel sépulcral naufrage tu / Le sais, écume, mais y baves) / Suprême une entre les épaves / abolit le mât dévêtu… »).

[16]. p. 196.

[17]. Comme l'écrivait Blanchot du théâtre d'Artaud.

[18]. Expression de Mallarmé, « Le mystère dans les lettres », Quant au livre, Pléiade p. 385.