2) Le défaut fait la langue
Pour inscrire ce manque au cœur du poème, Réda fait
de celui-ci le lieu d'accueil du ∂ muet, qui sera, non seulement le
défaut toujours affleurant dans la langue, mais encore le centre d'un dynamisme
relevant du souffle. Ainsi, selon le vœu même du poète, il conviendrait d'être
sensible à la présence de ce phonème ∂ et au jeu, dans tous les sens du
terme, qu'il peut instaurer dans un texte. Car le ∂ possède en effet,
hors de l'usage sévère et rigoureux que définissent les règles de la métrique
traditionnelle, l'atout majeur d'être un phonème imprévisible, à la quantité
non définitivement fixée, et dont le facteur d'intermittence -qui redit en une
sorte de mise en abyme le processus entier de la création poétique telle qu'il
s'esquisse dans « L'Intermittent »- peut aussi infléchir la valeur
des autres phonèmes ou syllabes qui l'entourent. Il a ainsi parfois « une
valeur rythmique double : a) on ne peut (c'est l'oreille qui décide)
qu'accentuer le plus faiblement possible cet E muet — sinon il devient
ridicule — et c'est une croche, à tout casser ; b) mais la position
de cette croche a pour effet d'allonger exagérément — c'est voulu par
hasard mais c'est voulu — la syllabe précédente […] pour en faire quasiment
une blanche voire une blanche pointée affectée d'une indication de vibrato
assez large[1] ». Il sera donc le point évanescent mais
virtuellement irradiant de la poésie, scintillement dans l'écrit du jeu
présence /absence, « centre du suspens vibratoire » écrirait
Mallarmé[2]. Mais, chez Réda, le E muet est bien le véritable
« ressort du rythme poétique[3] » ; c'est lui qui, « pure
merveille » donne tout son allant au vers : signe
« pneumatique » par excellence. Et le poète, qui n'a pourtant pas
encore fait du solex son cheval de courses poétiques, s'empresse
d'ajouter : « le vers roule sur cette chambre à air. Ici elle se
dégonfle à vous en faire toucher la jante, ailleurs elle s'enfle au bord de
l'éclatement. Du coup elle agit fatalement sur ses voisines[4] ». Le ∂ muet sera donc tantôt « bien
plein », tantôt « réduit à l'état de soupirs qui propulsent[5] ». Il permet ainsi d'apprivoiser la parole et
son espace ; il ouvre en effet les frontières d'un jeu à la fois
scriptural et phonique : la lettre renvoie simultanément à du dit
et / ou à du non-dit. L'écrit déborde la voix, ou bien se resserre en
elle. La perte que s'efforce de signifier chaque poème retentit ainsi dans
l'absence sonore d'un signe cependant matérialisé sur la page. Le poème devient
la traversée toujours imminente d'un vide ; il surgit du manque, s'en
nourrit, semblant sans cesse près de sombrer, trébuchant, comme pour mieux
relancer sa course, sur cela même qui se dérobe en lui. Mais le ∂ muet a aussi l'avantage de permettre
au parlé, et plus encore à tous les parlés, de réinvestir le poème. Réda sait
fort bien que la valeur fluctuante du ∂ est aussi fonction des registres
de langue ou des prononciations régionales, et que ce qu'il bâtit sur son
« fond à la fois lorrain et bourguignon » mâtiné « par des
acquisitions parisiennes (le parisien de Paris, qui d'ailleurs se nuance entre
Vaugirard et Belleville, et plus encore celui du Parisis[6]) », perd une partie de son sens, ou plutôt en
change, lorsqu'« on choisit de prendre l'accent de Rabastens ou de
Philippeville[7] ». Pourtant, ce qui à première vue peut être
perçu comme une réelle faiblesse n'est en réalité pour le poète qu'un incident
de parcours : ce qui compte plus que tout, c'est l'instauration de cette
« cadence du parlé » dans le registre poétique, c'est que
l'« écriture [puisse] être dite ad lib en poèmes pour la prononciation des E muets ou, plus précisément
encore, où l'on [doive] avec naturel ne conserver que les E muets qui
subsistent quand on cause[8] ». D'où ce jeu qui impose, à l'intérieur même du
phénomène d'amuïssement du ∂, une attention constante à la « petite
musique » particulière de chaque vers. Car Réda, qui avoue d'un côté que
sa « coutume est de compter chacun de ces E muets pour une syllabe entière[9] », précise par ailleurs qu'il aime aussi à
pratiquer le parler « skondstrap[10] », à l'intérieur de ce qu'il nomme des
« vers mâchés, car un extrême souci de musicalité ne les a pas empêchés de
faire une sorte de chewing-gum prosodique[11] ». Le jeu du poète consiste à donner toutes les
consistances, montrer toutes les facettes, révéler toutes les couleurs qui
composent ce phonème ; ce jeu, c'est aussi de distordre le vers, de lui
permettre par l'oscillation de la prononciation de se réduire de quatorze à douze
voire dix syllabes, ou, à l'inverse, de se « démantibul[er] jusqu'à
dix-huit[12] ». Recherche donc de la plus subtile variation du
langage et du vers, expérimentation aussi de leurs ressources les plus
irrationnelles et aléatoires. Efforts qui, de l'aveu même du poète, l'on
conduit « à tourner en rond
(La tourne — voilà[13]) ». Ici encore, constat non pas tant d'échec,
que de la vigueur d'une parole qui se refuse à entrer dans une quelconque
« stratégie » d'écriture qui résiste à tout enfermement dans un cadre.
Poème qui, dynamisé par la « captation […] de l'énergie qu'il y a
dans la parlé[14] », se redécouvre mouvement, jaillissement. Mais le ∂ muet, qui définit une poétique
situant la parole, événement supérieur, derrière tout signe écrit, relève aussi
indirectement d'une technique de « blanchiment[15] » de l'espace du poème. Pratique du blanc toute
personnelle à Réda, puisqu'elle n'inscrit plus le vide entre les mots, comme le
feraient le Mallarmé du « Coup de dés » ou surtout André du Bouchet,
mais bien au contraire, au cœur de ces mots, ou, plus justement, en leur fin
même. Certes, il y a aussi chez
notre poète la tentation de la zone vierge glissée entre les mots — et la
troisième pièce de « Récitatif » en serait un exemple probant ;
il y a même un usage particulier et répété avec constance, du blanc placé
derrière un tiret, en fin de vers ou de mot, et venant le plus souvent, telle
une forme-sens, accomplir graphiquement ce qui ne pourrait être que
sémantiquement posé. À l'image de ces vers où éclatent le « séparé-[16] », le « passage-[17] », et où les ressources de la typographie
accentuent visuellement, le sème de la rupture, du déchirement[18]. Pourtant chez Réda, le blanc est essentiellement
sonore, musical, il est le véritable soupir d'une écriture élégiaque qui retrouve
un sens, un souffle, neufs. C'est à une écriture résolument intervallaire que
nous sommes confrontés, éclosion d'une voix au plus près de son manque, du jeu
présence / absence, et qui se découvre en côtoyant le vide. Ce qui résonne
ainsi, c'est le tremblement de la voix, cette vibration qui transcende la
parole ; ∂ muet clinamen, blessure et perte potentielle sublimant
l'écriture, empreinte suprême du mélancolique et de son jeu, attestant que le
poème est bien le fruit d'un « endurcissement dans une insuffisance »,
selon la belle formule de « Poésie parlote[19] ». [1]. « Le grand muet 2 », article paru dans le
nº 70 d'Action poétique (1977),
et repris dans Celle qui vient à pas légers, p. 70. [2]. « Le mystère dans les lettres », Quant
au livre. [3]. « Le grand muet 1 », paru dans Po&sie nº 2 (1977), repris dans Celle qui vient à pas
légers, p. 63. [4]. « Le grand muet 2 », p. 69. [5]. ibid. p. 72. [6]. ibid. p. 73. [7]. ibid. p. 74. [8]. ibid. p. 73. [9]. ibid. p. 68. [10]. « langage parlé courant dans la région
parisienne » dont le nom provient d'une de ces « scènes vues »
qu'affectionne malicieusement le poète : « dans une salle de cinéma très
obscure, j'ai entendu quelqu'un pester « contre c'con d'strapontin ».
Des trois E muets de l'énoncé, le furax locuteur n'avait spontanément gardé que
le seul indispensable, comme pour mieux libérer l'éternuement qui laisse rêveur
sur une euphonie naturelle de notre langue, et qui évoque plutôt avec
SKONDSTRAP on ne sait quel juron islandais » (« Le grand muet
3 », paru dans Langue française, nº 56, décembre 1982, repris dans Celle qui vient à pas légers, p. 81). [11]. ibid. p. 82. [12]. ibid. p. 83. [13]. « Le grand muet 2 », p. 71. [14]. « Le grand muet 1 », p. 64. [15]. Comme l'écrivait Aloysius Bertrand. [16] p. 120. [17] p. 76, 130, etc. [18] Il serait ici possible de multiplier les exemples de
ce procédé très fréquemment utilisé dans notre corpus : ainsi,
« retranche- » (p. 83), « l’espace de la muette- »
(p. 133), « coupée- » (p. 167), « morte- »
(p. 133), etc. [19]. p. 54. |