4) Le tempo du cri qui s'est tu
Le E muet serait ainsi comme l'accueil du silence au
sein de la parole poétique, la marque d'une recherche d'un langage silencieux.
Le poème est en effet l'espace du discours où se manifeste avec le plus
d'insistance la prépondérance, la valeur véritable du silence. Il est ce
compromis fragile entre le silence et les mots, et si ceux-ci lui donnent un
contour extérieur, il semble bien que le silence en soit la substance même, que
ce soit lui qui soutienne le dire : qu'est-ce que le rythme, sinon la
mesure de cette part de silence au cœur des mots ? Le poème est ainsi,
« couronné de silence[1] », c'est en lui que se trouve son
accomplissement, sa réussite, couronnement. Il apparaît comme la pierre de
touche d'une écriture poétique dont la juste harmonie naît du jeu de ses
absences ; elle est écoute attentive, espérance de ce « silence où
tout s'accorde[2] ». Le silence nécessite cependant un corrélat quasi
permanent, ne pouvant émerger que sur un fond sonore qui l'établit en même temps
qu'il le menace. Or c'est le cri, ou le craquement, le bruit sec, strident,
résonnant, qui tient ici ce rôle ; on sent ainsi que « des
craquements veillent partout sur le silence[3] » : « d'autres phrases prononcées
comme en rêvant flottèrent dans le wagon — puis de nouveau le silence
appuyé sur la vibration décroissante des vitres, les craquements des ressorts[4] ». Mais c'est cependant le cri qui s'impose de
la manière la plus remarquable. Le cri est cette parole qui s'établit entre le
langage articulé et l'espace du silence dont il se trouve être plus proche
encore que le chant. Le cri devient l'expression de l'existence spontanée,
exubérante, saisie entre la joie et la douleur. « Cris des enfants[5] », qui paraît être à l'aube de toute présence,
cri primal presque toujours donné dans la multiplicité, sans pour autant
refuser la modestie et la nuance : « Où sommes-nous, entre l'encre
oublieuse et les étoiles / En travail démesurément autour de ce
berceau / Que la pensée à son commencement perpétuel / Habite à
petits cris[6] ». Les cris sont ainsi directement confrontés au
silence. « Souvent l'attente se prolonge. Et seul, à qui sourire / En
silence ? Personne. Et qui nous répondrait de loin / Si l'on
criait ? Personne encore[7] ». Le cri apparaît comme ce qui, seul, peut
rompre le silence, traverser l'espace vidé de présence : le poète sera
celui qui décide de « répondre en criant à l'espace qui n'a rien dit[8] », même s'il voit bien que « peu de cris
traversent les murs[9] ». La plupart des textes reprennent ainsi la
difficulté de crier, d'interpeller le monde par-delà le silence de ses formes. Le cri touche peut-être alors à l'essentiel du
dire : il est le chant le plus absolu, ce qui reste de la parole à sa
pointe la plus extrême, approchant le silence. C'est ce que semble indiquer la
présence récurrente du cri des oiseaux, qui vient scander le parcours
poétique : « À présent, songes, laissez-moi devenir tout
entier / Cette ombre sur le vain éclat de nos débris d'amphores, Et parmi
ce fracas de boucliers sur les galets / Rendre ma voix à l'ïambe d'écume,
aux cris d'oiseaux / Qui déchirent la belle hécatombe de mots que
fut / Homère[10] ». Le cri met en pièces le silence et les mots,
il figure ici la forme irréductible de la voix, saisie dans la violence de son
élan dernier : du chant mélodieux de l'oiseau il ne reste qu'une note,
aiguë, disharmonieuse, et c'est elle qui accompagne le poète dans sa
quête : « Je marche d'un bon pas sous le cri mat de l'oiseau »,
de cet « oiseau sans patrie[11] », ange exilé, en tout semblable au poète. Mais la figure de l'oiseau, et qui plus est criant,
nous ramène aussi, via Dürer[12], au motif mélancolique ; ainsi de la dernière
strophe de « La fête est finie » : « Quel tenace et triste
parfum d'oubli monte, s'attarde / Avec les cloches du matin qui rôdent
sous les branches / Et la cadence de l'horloge au-dessus du
réchaud. / Au loin dans le faubourg où finissent toutes les fêtes /
Une dernière fois l'ivrogne embouche son clairon. / En bâillant, cheveux
dénoués, la belle ôte ses bagues ; / Au fond de l'insomnie où
m'enferme le bruit des mots, / Son épaule de miel est-ce le jour qui
recommence, / Son espace le silence où vont éclater les oiseaux[13] ? ». Le verbe « éclater » qui
désigne métonymiquement le cri, et son éclat, peut aussi renvoyer à cette
« joie mystique » du jeu et de l'écriture à laquelle il est fait
allusion dans Celle qui vient à pas légers[14]. Le cri de l'oiseau est aussi appel par-delà
l'oubli, l'absence, sursaut face au « silence des jeux et des oiseaux[15] ». Car lorsque le silence recouvre
« jusqu'à l'oiseau irréprochable qui s'est tu » comme dans le poème
« Après-midi[16] », c'est le « vide qui s'accroît »,
un vide qui ne laisse plus de prise, pas même à la mort ou au sommeil. Il n'est
donc pas surprenant que dans « Mon parler, c'est à vous que j'écris[17]… », l'intervalle ouvert par le cri devienne
l'espace irrémédiablement clôt et aujourd'hui inaccessible où se cristallise la
perte, brisant l'envol du souvenir et l'élan poétique qui n'est plus
qu'ânonnement littéral du silence : « tu recommences mot à mot cette
histoire muette / quand toussaient les chevaux des dragons au fond des
écuries et que rentrant à la maison tu voyais le temps pâle / entre les
deux cris d'un oiseau qui ne volera plus ». Le cri finit par se retirer dans
la faille, la dépression
silencieuse d'un espace perdu, à jamais passé ; il est le cœur intangible
du verbe poétique ramené à son essence. Le cri reste ainsi potentialité inactualisable dans
les faits — à l'image de la « patience morte des femmes / Qui
voudraient crier[18] » — et sa signification ultime est
peut-être à lire dans sa disparition, son absentement même. Le cri ne vaut que
comme violence d'une parole qui ne se maîtrise, ne peut s'apprivoiser qu'au
seuil de son propre amuïssement. Comme l'écrivait Blanchot, « le silence
est peut-être un mot, un mot paradoxal, le mutisme du mot (conformément au jeu
de l'étymologie), mais nous sentons bien qu'il passe par le cri, le cri sans
voix, qui tranche sur toute parole, qui ne s'adresse à personne et que personne
ne recueille, le cri qui tombe en décri[19] ». La poétique de Réda propose ainsi la gageure d'une
parole sans cesse aux prises avec l'instant de sa propre disparition : le
poème est « l'espace de la muette[20] », non plus simplement de la syllabe muette,
mais aussi de la voix amuïe, réduite, resserrée peut-être jusqu'au mutisme. Il
est par exemple remarquable que la quasi-totalité des renvois méta-poétiques de
ces textes se fassent sur un mode qui est explicitement désigné comme étant
celui de la voix en chemin vers le silence : chuchotement, léger
bruissement, « murmure de poésie[21] ». Sans cesse, la parole poétique est ramenée à
cette dimension d'absence, de perte de soi qui domine la quête poétique :
ce qui se dit avec l'accueil du silence, c'est plus que la perte dans la parole,
le risque permanent de la perte de la parole elle-même. Et, paradoxalement, le poème semble alors s'accomplir
par le biais de ces intervalles d'absence qui l'habitent. Plus encore, il se
construit en quelque sorte autour du silence qu'il protège pour mieux lui
permettre de rayonner, résonner. « Peut-être devons-nous parler plus
bas, / De sorte que nos voix soient un abri pour le silence[22] » ; poème maison du silence, refuge ultime
d'un mutisme du monde qui dit davantage par son vide que n'importe quel
discours de reportage. La parole
n'a plus pour fonction alors, en dernier ressort, que de se faire gardienne du
silence. Le poète se donne ainsi comme celui qui tisse son
texte, plus encore qu'avec l'encre et les mots, avec « le fil du silence[23] ». Et cette métaphore du fil et du texte-tissu
omniprésente dans notre corpus et sur laquelle nous avons déjà insisté par
ailleurs pour montrer comment elle organisait une relation présence /
absence (Winnicott et la bobine, les Parques,…) est aussi directement liée au
silence. Car celui-ci apparaît dans les plis et replis, dans ces nombreux
ourlets et revers que mettent en jeu les textes. Le poème se développe ainsi
« pli selon pli », il est ce recoin où s'enracine le silence ;
« J'espérais des collines secrètes, / Des villages muets fourrés dans
les replis[24] ». Pour la parole, il s'agit aussi de trouver
sa voie, sa vie, dans les plis. Et ce qui compte alors, c'est le retrait, ou le
retranchement comme nous le disions précédemment, la manifestation d'une
absence : « Qu'importe, oui, qu'importe. Mais / Le petit pois
est tombé du grelot. / Ce manque obsède. Et tout / Oh tout devrait
nous arriver ici comme on s'endort[25] ». Le poème est voix du silence, vibration
d'une perte qui résonne hors de tout langage, instant où les « voix […]
touchent le cristal éternel » pour atteindre cet au-delà « muet
depuis toujours, l'entretien du possible[26] ». Le texte de Réda rejoint dans son élan le
« creux néant musicien[27] » mallarméen, s'identifie à « la
hache / Vibrant dans la faille de chair du rien qui parle[28] ». Il y a ainsi dans tous ces poèmes
l'affirmation d'une recherche d'une parole poétique épurée jusqu'à son propre
effacement, débarrassée de tout bavardage, et venant, par-delà la personne même
du poète, « authentiquer le silence[29] » : « Et je perçois autour de moi qui
n'occupe plus aucun espace, / qui n'ai ni autour ni dedans, ni haut ni
bas, comme une caisse / de planches démantelées avec ses clous tordus qui
brillent, / je perçois en effet de grands claquements de bouches
vides / peut-être redoutables. Peut-être[30] ». Le texte est ainsi « claquement »,
« de bouches vides », de porte sur du vide, il est, à son point
ultime, éclat de l'absence. [1]. p. 208. [2]. p. 16. [3]. p. 68. [4]. p. 156. [5]. p. 12. [6]. p. 15. [7]. p. 17. [8]. p. 181. [9]. p. 208. [10]. p. 18. [11]. p. 43. [12]. On se souvient que dans sa plus fameuse gravure,
c'est à une chauve-souris hurlante qu'est confié le cartouche qui recèle le
titre de l'œuvre — Melancolia I — et, qu'un des axes de composition les
plus marqués, relie directement cette chauve-souris, d'une part à l'angelot
(dont le sourire semble plutôt une moue) en position de scribe, d'autre part,
en suivant la même diagonale, à la mystérieuse et silencieuse Mélancolie ailée. [13]. p. 104. [14]. p. 18. [15]. p. 166. [16]. p. 45. [17]. p. 195. [18]. p. 123. [19]. L'écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1980, p. 86. [20]. p. 133. [21]. p. 95 : « Ce fut un long détour ce
murmure de poésie […] Et soudain le silence au matin dans la petite
pluie ». [22]. p. 19. [23]. p. 48. [24]. p. 185. [25]. p. 162. [26]. p. 90. [27]. « Une dentelle s'abolit… » [28]. p. 14. [29]. « Le mystère dans les lettres », Quant
au livre. [30]. pp. 130-131. |