2) l'espoir vient des autres

 

Pour vaincre un régime falsificateur, le soulèvement de quelques membres ne saurait suffire. Dans 1984, si, comme le souligne avec pertinence B. Gensane, « la révolte de Winston Smith est purement individuelle » (p. 59), Orwell place aussi ses espoirs de liberté, non pas dans la plus haute classe[1] de l'Océania, mais chez les “prolétaires”. En effet, il lui fallait des individus « qui ne se sont jamais départis de leur code moral »[2], dont l'intégrité est intacte. Winston Smith acquiert la certitude que la plus basse des classes peut être à l'origine de la plus noble manifestation : « S'il y a un espoir, avait il écrit dans son journal, il est chez les prolétaires. » (p. 121) et pourtant O'Brien rappelle cyniquement à Winston, en le torturant, ses espoirs d'antan : « Peut-être revenez-vous à votre ancienne idée que les prolétaires ou les esclaves se soulèveront ou nous renverseront ? Ôtez-vous cela de l'esprit. Ils sont aussi impuissants que des animaux. L'humanité, c'est le Parti. » (p. 379). C'est bien à une dynamique carnavalesque que nous avons affaire ici. B. Gensane précise le point de vue d'Orwell : « La barbarie sera peut-être vaincue par les “proles”, non parce qu'ils sont porteurs d'un projet politique, encore moins parce qu'ils vont consciemment s'organiser dans un proche avenir, mais tout simplement parce que, malgré tout, Orwell croit en l'homme, en sa formidable capacité à survivre. » (p. 64). C'est naturellement que les prolétaires s'opposent à l'essence du régime, à ce qui en émane : « Mais la femme [qui étendait son linge] chantait d'une voix si mélodieuse qu'elle transformait en un chant presque agréable la plus horrible stupidité. » (p. 198). De son côté, G. Bonifas[3] souligne le pessimisme de la vision d'Orwell : « Que peut-on attendre de constructif d'une révolte purement instinctive ? Et les déclarations d'O'Brien apportent la preuve finale que pour Orwell le voyage idéologique s'achève au bout de la nuit. Car si les prolétaires ne peuvent plus changer le monde, qui le fera ? » (p. 375), de même : « Mais les prolétaires sont toujours dépeints de manière négative dans Nineteen Eighty-Four. » (p. 374) ; pourtant, il observe que cet espoir existe chez Orwell depuis ses premières œuvres littéraires : « Comment douter, en lisant les descriptions de Nineteen Eighty-Four, que les “proles” soient aussi les ouvriers anglais des années trente, ceux dont rien, dans la première partie de The Road to Wigan Pier, ni la misère, ni les palliatifs d'une société de consommation naissante, n'avait entamé le moral, miné la conscience de classe, voire brisé le militantisme. » (p. 375).

Pour Huxley, le monde des indigènes va s'implanter en opposition à la superficialité de l'État mondial. S'il n'y pas d'espoir direct de voir les “sauvages” se révolter, l'univers socio-culturel des indigènes est porteur, à travers sa diversité, du personnage de John, sorte de prophète métisse d'une évolution de l'État Mondial qui aurait pu se produire. On trouvera chez les sauvages quelque chose de primitif (« Il en montait un son de flûtes souterraines qui se perdaient presque totalement dans le battement persistant, régulier, implacable, des tambours. » p. 133), une sorte de Sacre du Printemps[4], mais aussi des manifestations artistiques abandonnées ou mécanisées à Londres-Central : « Il y eut une explosion soudaine de chant qui la fit sursauter, des centaines de voix d'hommes criant toutes impétueusement dans un unisson rauque et métallique. Quelques notes longuement tenues, et le silence, le silence tonnant des tambours ; puis, perçante, d'un ton de hennissement aigu, la réponse des femmes. Puis, de nouveau, les tambours ; et une fois encore, émise par les hommes, l'affirmation profonde et farouche de leur virilité. » (p. 133). Si les démonstrations artistiques des indigènes réveillent quelques souvenirs chez Lenina (« cela me rappelle des Chants en Commun chez les castes inférieures » p. 133), elles sont pourtant assez mal comprises : « Mais, un peu plus tard, cela lui rappelait beaucoup moins cette innocente cérémonie. » p. 133).

En ce qui concerne D-503, dans Nous autres, son opinion va évoluer à propos des dissidents. Au départ, en honnête membre de l'État Unique, il nourrira un avis négatif à leur propos : « Il est évident qu'il eût été aussi absurde de tenir compte de leurs voix que de considérer comme faisant partie d'une magnifique et héroïque symphonie la toux de quelques malades dans la salle de concerts » (p. 154) rapporte le journal de l'État Unique après les méfaits[5] des Méphis. Sans connaître leur nom auparavant, D-503 va le découvrir sous forme de placard sauvage : « une affiche carrée portant ce mot incompréhensible et verdâtre comme un poison : MEPHI » (p. 154). Ce n'est que plus tard que son amie I-330 lui expliquera la signification, pourtant évidente, de ce pentagrammaton : « - Méphi, c'est Méphisto » (p. 168). D-503 finira donc naturellement par faire partie des dissidents et soutiendra leur cause en tentant de leur livrer le vaisseau “Intégral”.