II) La vectorisation du regard :

 

Le regard comme vecteur de sentiments, d'émotions, de sensibilité esthétique :

    Nous avons vu comme le regard se trouve chargé de valeurs qui le dépassent habituellement, mais au-delà du simple rapport, il devient parfois le véhicule direct des sentiments. Ainsi, dans L'Immoraliste, Michel malade est soulagé en contemplant Marceline : « Quand je me réveillai, Marceline était là. Je compris qu'elle avait pleuré. Je n'aimais pas assez la vie pour avoir pitié de moi-même ; mais la laideur de ce lieu me gênait ; presque avec volupté mes yeux se reposaient sur elle. »[22] dit Michel. D'autre part, le regard peut apparaître impressionnant à lui seul ; c'est le cas de celui Ménalque dans l'esprit de Michel lors de leur rencontre : « Ménalque était élégant [...] la flamme froide de son regard indiquait plus de courage et de décision que de bonté. »[23]. Dans Isabelle, les regards des personnages sont interprétés de la même manière et traduisent l'état mental de leurs possesseurs. C'est le cas lorsque Casimir se trouve devant Gérard et tourne « un regard où déjà l'interrogation faisait place à la confiance »[24]. C'est aussi le cas lorsqu'à la fin du roman, Gérard montre sa lettre à une Isabelle troublée : elle « était devenue mortellement pâle et garda quelques instants sans la lire la lettre ouverte sur ses genoux , le regard vague, les paupières battantes »[25]. Le regard devient donc expressif, acquiert une sorte d'indépendance, d'autonomie.

 

Le singulier parallélisme regard/parole :

    Chez Gide, le regard entretient des rapports complexes avec la parole. Les situations sont variées et ces rapports varient beaucoup, cependant, on peut affirmer dans bien des cas que le regard possède sa propre autonomie face à la voie. Tantôt, le regard prend la place de la fonction oratoire entre les personnages et possède une puissance expressive plus grande, tantôt il vient simplement renforcer une déclaration qui vient d'être faîte, comme un sens en complète un autre. Dans toute l'oeuvre[26] de Gide, il est ainsi possible de trouver des exemples de cette complicité ; en voici quelques uns :

Les Faux-monnayeurs :

« Et le regard, à défaut de la voix, le disait si bien qu'Édouard crut qu'il [Olivier] disait cela par déférence ou par gentillesse. » (p. 80).

Le regard remplace explicitement la parole dans cette entrevue d'Olivier avec Édouard et pourtant sa signification est mal comprise : la faute en revient aux seuls personnages.

La Pérouse « s'était animé en parlant. Son regard était devenu plus vif et le sang colorait faiblement ses joues. Il me regardait en hochant la tête. » constate Édouard (p. 243).

Après la discussion, le regard de La Pérouse donne du poids au dialogue et augmente la gravité de la situation : il vient d'avouer qu'il a voulu se suicider mais qu'il n'en a pas eu le courage au dernier moment.

 

L'Immoraliste :

Marceline « sentit que je la regardais, se retourna vers moi... Jusqu'alors je n'avais eu près d'elle qu'un empressement de commande ; je remplaçais, tant bien que mal, l'amour par une sorte de galanterie froide qui, je le voyais bien, l'importunait un peu ; Marceline sentit-elle à cet instant que je la regardais pour la première fois d'une manière différente ? A son tour, elle me regarda fixement ; puis très tendrement, me sourit. Sans parler, je m'assis près d'elle. J'avais vécu pour moi ou du moins selon moi jusqu'alors ; je m'étais marié sans imaginer en ma femme autre chose qu'un camarade, sans songer bien précisément que, de notre union, ma vie pourrait être changée. Je venais de comprendre que là cessait le monologue. [...] Nous commençâmes à parler. » (p. 22-23).

    Très habilement, les échanges de regards entre Michel et Marceline ponctuent le récit du narrateur ; ce récit leur donne une signification et apporte une explication, d'abord aux auditeurs du récit de Michel, puis au lecteur.

« Je ne sais plus quels propos nous échangeâmes ce premier soir ; occupé de le regarder, je ne trouvais rien à lui dire et laissais Marceline lui parler. » dit Michel à propos de Charles. (p. 84).

    Ici, Gide élabore une franche opposition entre Michel et Marceline : l'un semble renoncer à l'oralité pour mieux observer alors que l'autre se charge de la conversation. Le regard entretient donc un rapport exclusif à la parole dans cette scène.

Charles « ne répondit rien, mais me regarda tout en riant, déjà fort occupé à sa pêche. » (p. 85).

    Cette fois-ci, c'est l'inverse qui se produit : Charles ne dit rien à Michel et se contente d'un regard accompagné d'un sourire comme réponse.

« -- Bah ! vous vous y ferez ! dit Ménalque ; puis il se campa devant moi, plongea son regard dans le mien, et comme je ne trouvais rien à dire, il sourit un peu tristement » (p. 121).

    Le regard chez Michel et Ménalque possède une lourde signification. Ici, il vient renforcer l'énonciation faîte par Ménalque de ses certitudes et de son mode de vie. Michel, qui est d'accord reste muet et le sourire triste de Ménalque fait écho à la substance du dialogue : le bonheur que chacun doit s'éfforcer de « tailler à sa taille ».

 

Isabelle :

L'abbé « avait dit ces mots en fermant les yeux et avec une componction modeste » (p. 27).

    Le regard de l'abbé semble en rapport avec l'humilité de son statut de religieux que l'on imagine, pendant son office, recueilli et psalmodiant, c'est-à-dire les yeux fermés et chuchotant. Ici, les mots de l'abbé se rapportaient à la présentation de Casimir : « -- Leur petit-fils et mon elève. Dieu me permet de l'instruire depuis trois ans. ».

« L'abbé cependant m'observait sans mot dire, les lèvres serrées jusqu'à la grimace ; j'étais si nerveux que, sous l'investigation de son regard, je me sentais rougir et me troubler comme un enfant fautif. » dit Gérard (p. 110).

    Cette fois-ci, l'abbé renforce son regard par l'absence de paroles. L'effet semble efficace puisque Gérard en devient mal à l'aise.

L'abbé « à ce moment aperçut une petite tache sur la manche de sa soutane et commença de la gratter du bout de l'ongle ; il entrait en composition. [...] Je le considérais fixement ; mais il grattait toujours, les yeux baissés. » (p. 113).

    Lors d'une conversation délicate entre l'abbé et Gérard à propos de la lettre retrouvée d'Isabelle, la petite tache fournit le motif à l'abbé pour baisser les yeux : le poids de la parole en est renforcé ainsi que l'intensité dramatique du passage.

« -- La vraie botanique ne s'occupe pas des anomalies et des monstruosités, sut-elle [Mademoiselle Verdure] trouver à dire sans tourner un regard vers l'abbé » (p. 134).

    C'est le même procédé qu'utilise Mlle Verdure pour augmenter la force de sa répartie envers l'abbé et éviter toute riposte : l'absence de regard renforce, comme par substitution, la puissance des mots.

« Mademoiselle de Saint-Auréol ne baissa pas les yeux un instant, continua de lancer droit devant elle des regards aigus et glacés comme sa voix » (p. 146).

    Gide prend la peine de souligner le fait assez rare d'un personnage utilisant à la fois le regard et la voix : c'est ce que fait ici Mlle de Saint-Auréol. Soulignons que ce sont les mêmes adjectifs qui qualifient le regard et la voix.

Gratien « restait à me regarder ; hochant la tête et ne dissimulant pas la contrariété que lui causait ma présence » (p. 165).

    Le regard donne ici la raison d'une "rétention" de parole" de la part de Gratien ; l'absence d'oralité donne plus d'importance aux signes visuels.

 

Le Roi Candaule :

« Je n'ose exprimer à la reine / Que l'extraordinaire beauté de ses traits / Nous étonne encore chacun, / A ce point que notre silence n'est / Qu'une admiration contemplative. « dit Nicomède (p. 181).

    Cette phrase de Nicomède a la mérite d'éclairer la relation qui existe entre le regard et la parole. À la cour du Roi Candaule, les précautions oratoires sont importantes et les compliments directs à la reine, délicats voire indélicats. Aussi Nicomède utilise-t-il une sorte de prétérition pour atténuer l'audace de son éloge et avance que le regard constitue l'hommage le plus repectueux selon lui.

 

La Symphonie pastorale :

« Cette fille aveugle » ; « c'est une idiote ; elle ne parle pas et ne comprend rien à ce qu'on dit. » dit une voisine, (p. 15).

    La relation regard / parole semble incarnée par Gertrude qui, encore enfant, est condamnée aux ténèbres et, par manque d'éducation, au silence. Progressivement, de manière inverse, Gertrude va retrouver grâce au pasteur l'usage de la parole puis de ses yeux ; le regard et la parole n'étant plus exclusifs mais complémentaires.

« Regardez-moi : est-ce que cela ne se voit pas sur le visage, quand ce que l'on dit n'est pas vrai ? Moi, je le reconnais si bien à la voix. » dit Gertrude (p. 56).

    Le parallèle entre la parole et le regard semble trouver ses limites puisque ce qui est réalisable en se fiant à la voix ne l'est plus par rapport à l'apparence.

Jacques « a bien fait de t'en parler, dit-elle sans me regarder » dit Amélie au Pasteur (p. 83).

    Là encore, l'absence de regard décuple la puissance des mots : l'affirmation d'Amélie s'en trouve mise en relief pour le pasteur. On peut aussi penser qu'Amélie n'ose pas discuter ouvertement avec le pasteur ou qu'elle exprime de cette manière sa désaprobation envers l'importance de l'éducation de Gertrude dans son foyer.

    Plus qu'un remplacement ou qu'une translation de l'un à l'autre, le monde visuel s'oppose au monde sonore[27] et de cette opposition provient une certaine richesse d'écriture. Le regard possède donc bien le statut de vecteur de sentiments et d'émotions et s'affranchit de la dépendance qui le lie habituellement au langage.



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