Troisième partie :

Mode d'emploi de l'image ou La leçon

 

 

« Que l'importance soit dans ton regard, non dans la chose regardée. »[50]

 

    Que le regard des personnages se fonde sur une image solide, fiable, véritablement représentative de la réalité, ou sur une image faussée, trompeuse ou mensongère, l'essentiel n'est peut-être plus là. Comme nous y invite le discours philosophique des Nourritures terrestres, il faut considérer avec plus d'intérêt l'observateur que la chose observée, accorder plus de sens au regard qu'à son objet. Cet aspect antithétique de l'esthétique du regard chez Gide peut trouver illustration et incarnation dans le personnage de la reine Nyssia, dans Le Roi Candaule. En effet, tout au long de la pièce se produit un glissement qui aboutit à la reconsidération du personnage de la reine : celle-ci devient davantage un être qui n'est pas librement visible par les autres personnages, dont l'admiration est empêchée, qu'une femme à la beauté exceptionnelle. Il est plus caractéristique pour Nyssia d'être dérobée aux regards que d'être la plus gracieuse[51].

    Au travers de nos oeuvres, nous allons donc voir que l'importance est moins dans l'organe de la vue que dans le vision, moins dans l'oeil que dans la lucidité du regard porté. Nous verrons aussi que les personnages gidiens sont constamment à la recherche de leur reflet en eux-mêmes puis dans le monde extérieur. Ils tentent de se redécouvrir, d'atteindre l'authenticité à la manière de leur créateur. Enfin, nous nous attarderons sur les problèmes de l'apparence, de la subjectivité du regard des personnages et de la compréhension du lecteur, qui aboutissent à une imparfaite spécularité, à une sorte de mise en abyme manquée.

 

I) Le paradoxe de Tirésias :

 

De la non-voyance à la clairvoyance :

    La cécité est courante dans l'oeuvre de Gide mais c'est peut-être pour mieux la relativiser, pour mieux s'en détacher devant le lecteur. Les personnages voient moins avec les yeux qu'avec l'esprit ou le coeur. Les troubles anatomiques de la vue sont récurrents dans nos oeuvres, que ce soit dans L'Immoraliste :

« Il se nommait Ashour. Il m'aurait paru beau s'il n'avait été borgne. » dit Michel, p. 44 ; de même, « Hammatar a perdu un oeil. » dit Michel, p. 170.

   ... dans Isabelle :

« Un oeil restait hermétiquement clos ; l'autre vers qui remontait le coin de la lèvre et tendait tous les plis du visage, brillait clair, embusqué derrière la pommette et semblait dire : Attention ! je suis seul, mais rien ne m'échappe. » dit Gérard à propos du Baron de Saint-Auréol, p. 52-53.

   ... ou dans Les Faux-monnayeurs :

« Rachel, ma soeur aînée, devient aveugle. Sa vue a beaucoup baissé ces derniers temps. » confie Armand à Olivier, p. 277.

    Que ce soit avec ironie ou réalisme, Gide aime parsemer ses récits d'incidents dont les conséquences ont rapport avec l'intégrité visuelle des personnages. Dans Le Prométhée mal enchaîné, l'aigle prométhéen fait une arrivée remarquée :

« Un oiseau qui de loin paraît énorme, mais qui n'est, vu de près, pas du tout si grand que cela, obscurcit un instant le ciel du boulevard - fond comme un tourbillon vers le café, brise la devanture, et s'abat crevant l'oeil de Coclès d'un coup d'aile, et avec force pépiements, tendres oui mais impérieux, s'abat sur le flanc droit de Prométhée. » p. 314[52].

    Soulignons tout de suite l'humour onomastique de Gide vis-à-vis de ses personnages puisque Coclès est un surnom datant de l'antiquité qui signifie "le borgne". L'oiseau ne fait donc que réaliser un oracle déjà rendu par l'auteur. Gide prolonge la mésaventure de Coclès puisque l'addition du café mentionne le prix d' « un oeil de verre pour Coclès » (p. 315). De même, la discussion entre Prométhée et le garçon de café porte l'incident au rang d'événement :

« Ce qui l'inquiète surtout, c'est l'état de santé de Coclès. / -- Va-t-il donc mal ? demanda Prométhée. / -- Coclès ? -- Mais non, répondit le garçon. Je dirai plus. Il y voit mieux depuis qu'il n'y voit plus que d'un oeil. Il montre à tous son oeil de verre et se fait un bonheur qu'on l'en plaigne.« dit le garçon, p. 316.

    Coclès finit pourtant par assumer parfaitement son destin, en personnage perspicace, fruit d'un auteur érudit et malicieux :

« Avec l'argent que lui rapporte la collecte, il songe à fonder un hospice. / -- Un hospice ? / Un petit, oui ; rien que pour les borgnes. » dit le garçon à Prométhée, p. 317.

    Les incidents restent parfois au niveau de l'anecdote. Ainsi, dans Les Caves du Vatican (« -- Marguerite a un charbon dans l'oeil, glisse Véronique. » p. 22) ou dans Les Faux-monnayeurs (« Le coup partit. Le pistolet n'était chargé qu'à blanc. Pourtant on entendit un cri de douleur : c'était Justinien qui venait de recevoir la bourre dans l'oeil. » p. 291).

    Le cas de Gertrude, dans La Symphonie pastorale, est intéressant et significatif : elle est plus heureuse et plus lucide, tant que dure sa cécité. Là réside peut-être le véritable paradoxe de Tirésias, c'est-à-dire le cas de ces personnages dont l'absence d'organes visuels exacerbe la vue de l'esprit, dont la non-voyance entraîne la clairvoyance. Ils sont pareils au rossignol d'Homère dont parle Gide dans ses Feuillets[53] :

« A propos d'Homère, rappeler la crevaison des yeux des rossignols, explication bien plus satisfaisante que le système des compensations. Yeux fermés pour le monde réel. Le rossignol aveugle chante mieux, non par regret mais par enthousiasme. »

    C'est peut-être aussi par enthousiasme que Gertrude "voit" mieux avant son opération. Cependant, il existe aussi une explication liée aux motivations de son créateur ; « J'aime que la cécité pour le mal vienne de l'éblouissement du bien » écrit Gide[54], dans Littérature et morale. C'est bien de cela qu'il s'agit dans les relations de Gertrude et du pasteur.

    D'autres personnages dont la vue semble des plus communes, donnent l'impression de posséder un regard qui transperce. C'est le cas, dans Isabelle, de l'abbé :

« Ses [de l'abbé] yeux visaient au bon endroit, comme si ma veste eût été transparente » p. 115.

   ... ou de Mme de Saint-Auréol :

« -- Allons ! donnez-moi ces billets ! Pensez-vous que sous votre mitaine je ne voie pas se froisser le papier ? Me croyez-vous aveugle ou folle ? » dit Mme de Saint-Auréol à Mme Floche, p. 148.

    Ils semblent pour l'occasion doués d'extralucidité.

    Les aveugles ou les borgnes ne sont pas des personnages tarés ou maudits pour Gide, ils sont souvent mis en relief pour leur apparence, leur aspect extérieur mais nullement pour ce dont ils sont potentiellement privés. Ils sont, à des degrés variés, des sortes de devins en devenir, comme le souligne le livre Anatomie d'André Gide de Roger Bastide : « En face de ces aveugles, vrais ou faux, quelle est l'attitude de Gide ? Gide est celui qui veut ouvrir les yeux, qui veut redonner la vue c'est-à-dire la lucidité. » p. 42.

 

Les événements "vidéofuges" :

    À la manière des personnages et des objets, les événements semblent eux-aussi vouloir fuir le regard, se dérober à la vue. Dans Isabelle, Gérard s'avoue étonné par le déroulement de son séjour à la Quartfourche :

« j'ignorais encore avec quelle malignité les événements dérobent à nos yeux le côté par où ils nous intéresseraient davantage, et combien peu de prise ils offrent à qui ne sait pas les forcer. » dit Gérard, p. 15.

    De même, il met au défi ses aspirations de romancier face à la situation :

« Décrite ! Ah, fi ! ce n'est pas de cela qu'il s'agit, mais bien de découvrir la réalité sous l'aspect... » dit Gérard, p. 48.

    Dans une autre tonalité, Michel, dans L'Immoraliste, quitte Ménalque après avoir passé la dernière soirée avant son départ en sa compagnie, et pense à son futur nouveau-né alors qu'il est déjà décédé à l'instant où il y songe :

« Je me penchais vers l'avenir où déjà je voyais mon petit enfant me sourire » dit Michel, p. 123.

    Par opposition à l'extralucidité de certains personnages, le récit semble volontairement fourvoyer ses protagonistes, les forcer à une sorte d'humilité, de détachement. Le paradoxe de Tirésias trouve donc sa réalisation dans deux catégories de personnages : ceux qui souffrent de problèmes anatomiques liés à la vue mais qui ont parfois une connaissance profonde et lucide des événements, de la réalité ; ceux qui, à la manière d'OEdipe, ont leurs deux yeux bien ouverts mais qui sont incapables d'y voir clair dans leur destin, dans leurs actes et leurs sentiments. C'est peut-être parce que ces personnages sont moins à l'écoute du monde pour ce qu'il est, que pour ce qu'il apprend sur soi-même.



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