1) Big Brother et Goldstein

 

Si un personnage est devenu emblématique de la détention totalitaire du pouvoir par des procédés mensongers, c'est bien Big Brother, dirigeant invisible et pourtant incontesté, chef spirituel de la doctrine Angsoc[1] en Océania, dans le monde décrit par Orwell dans 1984. Il est, pour B. Gensane, « un Léviathan bureaucratique » (p. 58) En tant que clé de voûte du système totalitaire, il est le résultat de l'éradication de la démocratie par la bureaucratie. Selon Winston, l'ascension du Parti[2] est inséparable de celle de Big Brother[3] : « Dans l'histoire du Parti, naturellement, Big Brother figurait comme chef et gardien de la Révolution depuis les premiers jours. » (p. 56) ; cependant, la personnalité (et même la personne) du dirigeant est entourée de mystère et de secret. Ainsi, Winston déclare qu'il « était impossible de savoir jusqu'à quel point la légende de Big Brother était vraie ou inventée. » (p. 56). Nous reviendrons plus loin sur le type de propagande que met en place ce grand chef charismatique mais soulignons d'ores et déjà son amour de la formule : « Une légende, sous le portrait, disait : BIG BROTHER VOUS REGARDE. » (p. 12). Ce type de formule[4] souligne l'ambivalence de son auteur. En effet, il faut la comprendre à la manière de « CECI N'EST PAS UNE PIPE » de Magritte : incontestablement, la représentation de l'homme semble scruter l'observateur[5], mais, au travers des télécrans, le véritable Big Brother est peut-être lui aussi occupé à surveiller. Malgré l'évidente poigne avec laquelle il mène la scène politique de l'Océania, l'aura de Big Brother semble bien fragile et superficielle. En effet, à partir du moment où celui-ci choisit d'incarner un personnage d'une sublime lucidité, qui ne peut jamais se tromper, une immense tâche va incomber au “ministère de la Vérité” : le changement des vraies erreurs en vraies déclarations rétroactives. Winston, comme l'un des employés, peut en parler concrètement : « Il était donc nécessaire de réécrire le paragraphe erroné du discours de Big Brother afin qu'il prédise ce qui était réellement arrivé. » (p. 56). Même si « ce n'était pas seulement la validité de l'expérience, mais l'existence même d'une réalité extérieure qui était tacitement niée par sa philosophie » (p. 118), les habitants de l'Océania ne sont pas complètement dupes et ont appris à vivre avec les conditions de vie qui sont les leurs à défaut de voir arriver mieux. On peut d'ailleurs se demander si l'Océania est habitée par un grand nombre d'individus partageant secrètement les idées dissidentes de Winston, ou si ce dernier est réellement “the last man in Europe”[6]. Ce ne sera que sous la torture que Winston changera d'avis sur Big Brother, dans la tristement célèbre salle 101[7] : « Dites-moi, Winston, et attention ! pas de mensonge ! Vous savez que je puis toujours déceler un mensonge. Dites-moi, quels sont vos véritables sentiments à l'égard de Big Brother ? / - Je le hais. » (p. 96). La haine sourde de Winston va se muer en un amour total mais dénué de sentiments. Le personnage de Winston, au-delà du côté pathétique du personnage à l'idéal déchu, semble insipide et paraît faire sombrer la narration avec lui puisque le roman se termine avec son dernier aveu : « IL AIMAIT BIG BROTHER. » (p. 417).

Il est difficile de définir correctement Big Brother sans dire quelques mots de son correspondant, Goldstein[8]. En effet, dans une oeuvre façonnée par contrastes, où des échos apparaissent non seulement dans les valeurs mais aussi chez les personnages, Big Brother ne fait pas exception à la règle. Goldstein[9] est présenté aux habitants de l'Océania comme le traître parfait, l'homme le plus méprisable[10], détenteur de tous les vices, de la même manière que Big Brother est instauré chef suprême, réceptacle de toutes les vertus. Plus qu'opposés, on peut dire que Big Brother et Goldstein sont de même nature, ou plutôt de la même “non-nature”. Winston est tout à fait capable d'analyser ses sentiments vis-à-vis des deux personnages : « la haine qu'éprouvait Winston n'était pas du tout dirigée contre Goldstein, mais contre Big Brother [...]. A de tels instants, son coeur allait au solitaire hérétique bafoué sur l'écran, seul gardien, de la vérité et du bon sens dans un monde de mensonge. » (p. 28). De même que l'existence de Big Brother est axiomatique, celle de Goldstein et de ses partisans ne nous sera jamais démontrée : « il était impossible [...] d'être sûr que la Fraternité n'était pas simplement un mythe. » (p. 32). On ne saura que vers la fin du roman que le fameux “livre” de Golstein a en fait été rédigé par des fonctionnaires de Big Brother. L'opinion de Winston est conditionnée par les déclarations du télécran : « Il y avait toujours de nouvelles dupes qui attendaient d'être séduites par lui. » (p. 27). Big Brother se sert donc bien de Goldstein comme personnage falsificateur, afin de démasquer les citoyens insoumis et séditieux de l'Océania : à ce titre, Goldstein devient un personnage fantoche et négatif, simple jouet du gouvernement.