1) L'art défiguré

a) Un art mécanisé
b) Un art officialisé
c) Un art aliéné

 

Dans les œuvres que nous étudions, l'art devient emblématique du mensonge comme une discipline dénaturée, qui a perdu ses véritables motivations : il est maintenant mécanisé, officialisé, aliéné.

 

a) Un art mécanisé

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Il faut entendre par “mécanisé”, l'altération du processus de création, et surtout, de ce fait, sa dévalorisation. B. Gensane nous rappelle[1] que dans Dans la dèche à Paris et à Londres d'Orwell, « le protagoniste éprouve vertige et écoeurement face à une société capable de produire à la fois des livres et des produits de consommation standardisés ». En effet, le travail d'écriture d'un livre et la cuisson d'une soupe de poisson sont rapportés à la même démarche. Dans 1984, Julia connaît par son emploi la triviale réalité : « elle travaillait au Commissariat aux Romans » (p. 22) ; « Elle s'occupait probablement à quelque besogne mécanique sur l'une des machines à écrire des romans » (p. 22) ; « Elle pouvait décrire dans son entier le processus de la composition d'un roman, depuis les directives générales émanant du comité du plan, jusqu'à la touche finale donnée par l'équipe qui récrivait » (p. 186). La création n'est plus un acte solitaire, personnel et unique : « Aucun livre n'est l'oeuvre d'un seul individu, comme vous le savez. » rappelle O'Brien (p. 369). Pourtant, la mise en oeuvre industrielle de littérature ne favorise pas sa diversité ; celle-ci est plutôt réservée aux classes inférieures (« Il existait toute une suite de départements spéciaux qui s'occupaient, pour les prolétaires, de littérature, de musique, de théâtre et, en général, de délassement. » p. 67) et les membres du Parti n'ont pas souvent l'occasion de voir un livre[2].

Dans Le Meilleur des Mondes, l'art mécanique est déshumanisé : les machines sont les artistes de ce nouveau monde. En effet, les exemples ne manquent pas : « Une Machine à Musique synthétique roucoulait un solo de super-cornet à pistons » (p. 54) ; « Les haut-parleurs dans la tour du bâtiment principal du Club de Stoke Poges se mirent, d'une voix de ténor qui avait quelque chose de plus qu'humain, à annoncer la fermeture des terrains de golf. » (p. 92) ; « Le Meilleur orgue à Parfums et à couleurs de Londres. Toute la Musique Synthétique la plus récente » (p. 96)[3] ; « par le pavillon de vingt-quatre énormes trompettes d'or ronflait une solennelle musique synthétique » (p. 99) ; « Le Président se leva [...] et, mettant en marche la musique synthétique, déchaîna un battement de tambours doux et infatigable et un choeur d'instruments - para-bois et super-cordes - qui répétèrent avec agitation, maintes et maintes fois, la mélodie brève et obsédante du Premier Cantique de Solidarité. » (p. 100). L'homme créatif a été remplacé par la machine génératrice ; il est vrai que l'on ne connaît pas de classe sociale ou de “groupe bokanovsky” qui exerce des professions artistiques.

Lorsque l'on considère Nous autres, on retrouve à l'état d'ébauche ce qu'ont développé Huxley et Orwell. Ainsi, l'art est déjà un matériau que l'on crée et distribue industriellement : « Les haut-parleurs de l'Usine Musicale tournent régulièrement l'Hymne - toujours le même hymne quotidien » (p. 46). On notera cependant que les humains participent au moins à l'exécution des chants : « l'hymne, chanté par les centaines de haut-parleurs de l'Usine Musicale et par des millions de voix humaines, ondula au-dessus de nos têtes comme un magnifique manteau de cuivre » (p.146). A partir d'une vision technique de l'art, la conception artistique des “numéros” va rejoindre l'aspect technique que l'on retrouve principalement dans la musique, mais aussi, dans une moindre mesure, en peinture, en sculpture, en littérature : la virtuosité. En effet, c'est une bien une démonstration de virtuosité mathématique que nous donne D-503 : « A chaque fraction de seconde, la masse de celui-ci [l'Intégral] se transformerait, par suite de l'emploi du combustible explosif. On obtient une équation très compliquée, transcendantale. » (p. 44). Le terme même de "transcendantale" nous renvoie à la musique de Liszt[4].

 

 

b) Un art officialisé

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Nous entendrons par “officialisé”, la perception d'un art utilitaire, dont le rôle est prescrit et mesuré dans la société. L'art est aussi, de ce fait, livré au plus grand nombre, devenant simple élément du quotidien. Selon B. Gensane, Orwell est pris de doute par rapport à « un monde où démocratiser la culture a surtout signifié diffuser à la fois de la nourriture en conserve et de l'infralittérature. » (p. 26). Dans 1984, l'art a été récupéré par le régime de Big Brother et se trouve, de manière ironiquement paradoxale, confié aux bons soins de "Miniver" : « Le ministère de la Vérité, qui s'occupait des divertissements, de l'information, de l'éducation et des beaux-arts » (p. 15) ; « le Commissariat aux archives n'était lui-même, en somme, qu'une branche du ministère de la Vérité, dont l'activité essentielle n'était pas de reconstruire le passé, mais de fournir aux citoyens de l'Océania des journaux, des films, des manuels, des programmes de télécran, des pièces, des romans, le tout accompagné de toutes sortes d'informations, d'instructions et de distractions imaginables, d'une statue à un slogan, d'un poème lyrique à un traité de biologie et d'un alphabet d'enfant à un nouveau dictionnaire novlangue. » (p.66). Cette centralisation de la création et de l'édition ne peut qu'être néfaste à la vie culturelle de l'Océania, ainsi qu'au plaisir des habitants à utiliser cette culture. On pourra souligner, pour exemple de ce désintéressement, le cas de la correspondance personnelle : « Pour les message qu'on avait parfois besoin d'envoyer, il y avait des cartes postales sur lesquelles étaient imprimées de longues listes de phrases, et l'on biffait celles qui étaient inutiles. » (p. 160) Comme pour le novlangue, si le régime ne veut pas de phrases dirigées contre le régime, d'affirmations offensantes, il lui suffit de ne pas les proposer. Cette écriture utilitaire et convenue est représentative de la crise de ces sociétés : la perte du sens de l'acte d'écrire mais aussi l'indifférence de la forme pour un fond normalisé.

Dans Le Meilleur des Mondes, le maître-mot est “synthétique” qui résume de bonne manière la vie des habitants de l'État mondial. La musique devient un élément neutre du décor : « L'air était constamment vivifié par des mélodies synthétiques gaies. » (p. 222). Dans une société inapte à comprendre l'art tel que nous le percevons (« Et vous savez combien le D.I.C. est opposé à tout ce qui est intense ou qui traîne en longueur. » p. 59), celui-ci devient utilitaire : « en congé dans quelque autre monde, où la musique radiophonique était un labyrinthe de couleurs sonores, un labyrinthe glissant, palpitant, qui menait à un centre brillant de certitude absolue » (p. 177).

Cela est encore plus juste dans Un Bonheur insoutenable où Karl devient presque dissident parce qu'il dessine autre chose que ce que sa “classification” laisserait supposer : « - Qu'est-ce que tu dessinais ? / - Juste des schémas de gènes. » (p. 47). Dans le monde d'UNI, l'art participe au quotidien mais il relève surtout du conditionnement : « Ils allèrent au Parc de l'Égalité, où l'on devait répéter des chants de Marxmas. » (p. 104) ; « Les trompettes sonnèrent quatre notes familières, et tous les assistants entonnèrent » (p. 106) ; « Le premier carillon résonna, et les haut-parleurs diffusèrent Une seule et Grande Famille. » (p. 157) ; « La musique reprit au milieu d'une mélodie. » (p. 167) ; et enfin « on n'entendait que par intermittence les chants de Noël diffusés par les haut-parleurs. » (p. 295). On soulignera que dans cette société, l'art est une description, un renforcement de la vie réelle, du quotidien, notamment le chant “Mon Bracelet” (p. 120).

Dans Nous autres, l'art est au quotidien selon notre narrateur-protagoniste D-503 : « le ciseau du tour grinçait au rythme d'une tarentelle merveilleuse. Je compris alors toute la musique, toute la beauté de ce ballet grandiose » (p. 18). L'art est aussi, une fois encore, un merveilleux moyen de propagande qui permet la soudure du groupe des numéros. Il doit être pratiqué par tous et souvent : « - Tous les numéros sont tenus d'assister aux cours d'art et de sciences, - dit-elle [I-330] avec ma [D-503] voix. » (p. 41) ; « A un signal, nous nous levâmes pour entonner l'Hymne de l'État Unique » (p. 29) ; « Mon déjeuner est terminé. L'Hymne de l'État Unique a été chanté. » (p. 44). Le quotidien est donc bercé de musique (« Comme d'habitude, l'Usine Musicale jouait par tous ses haut-parleurs l'hymne de l'État Unique. » p. 19) mais l' « artistique » n'est pas toujours innocent : « Ces membranes, artistiquement décorées, enregistrent actuellement toutes les conversations de la rue pour le Bureau des Gardiens. » (p. 63). Les habitants de l'État Unique sont parvenus à rendre leur moindre action harmonieuse et gracieuse. On pourra se reporter à la sorte de chorégraphie des actes qu'ils mettent en oeuvre : « Je consigne ici avec fierté que le rythme de notre travail ne s'est pas arrêté pour cela d'une seconde, personne n'a tressailli, et nous et nos tours avons continué nos mouvements rectilignes et curvilignes avec la même exactitude que si rien [Lors d'un accident, 10 numéros ont été grillés par les réacteurs de l'Intégral] ne s'était passé. » (p. 115).

 

 

c) Un art aliéné

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Dans nos sociétés contre-utopiques, l'art est en quelque sorte pris en otage, placé en esclavage, soumis au joug des autres disciplines. Dans un premier temps, c'est sa liberté qu'on lui prend en l'obligeant à se faire le fidèle reflet du réel : il doit être représentatif (dans 1984 « Il [Winston] se promena autour du socle de l'énorme colonne cannelée au sommet de laquelle la statue de Big Brother regardait, vers le sud, les cieux » de même, « Dans la rue qui se trouvait vis-à-vis de la colonne, se dressait la statue d'un homme à cheval qui était censée représenter Olivier Cromwell. »[5] p. 164). On retrouve aussi dans Un Bonheur insoutenable , l'idée que la fidélité est une qualité exemplaire et nécessaire : « Si ce l'[fidèle] était, je serais à l'Académie des Arts » (p. 48). Par la suite, on va donner à l'art des maîtres : toutes les disciplines rationnelles, toutes les sciences dites exactes. Ainsi, dans Nous autres, les genres de la littérature utilitaire sont les suivants : « Odes quotidiennes au Bienfaiteur », « Fleurs rouges des condamnations judiciaires », « Stances sur l'hygiène sexuelle », « Hymne à l'État Unique » (p. 78). On rencontrera aussi un personnage, R-13, qui mettra ses talents de poète au service de la justice : « J'ai mis un procès en vers. » (p. 52). L'art enrichit les cérémonies (bien qu'il soit lui-même creux) ; par exemple, avant la rencontre avec le Bienfaiteur « sur l'estrade, un poète lisait l'ode préliminaire » (p. 147). A ce titre les manifestations artistiques relèvent bien du conditionnement, de l'influence d'un régime fort sur ses individus.