3) L'exemple précis de la musique

 

Considérons, de manière plus pointue et comme une sorte d'exemple, la musique dans nos contre-utopies. Elle est à l'image de la société dans laquelle elle est jouée. Dans Un Bonheur insoutenable, il se produit une progression à travers l'œuvre et en fonction de l'évolution du personnage de Copeau : plus celui-ci s'émancipe et se détache de la société de ses semblables, moins la musique lui semble harmonieuse : « Les membres qu'il croisait étaient souriants, détendus, en harmonie avec la gaie musique diffusée par les haut-parleurs » (p. 41) ; « Une fois, la musique s'interrompit pour donner des nouvelles » (p. 86) ; « Il marqua le pas plus fort pour ne pas l'[le noméro de Lilas] entendre, et fut soulagé lorsqu'on donna le signal de chanter. » (p. 174) ; « la musique diffusée par les haut-parleurs - Dimanche, jour heureux - paraissait trop forte et incongrue » (p. 227). Dans Nous autres, la musique est mécanisée - nous l'avons vu -, rationalisée, mise en opposition à celle de Scriabine, mais est avant tout une conséquence des mathématiques[1] : « Notre musique, sa composition mathématique (la mathématique étant la cause et la musique, l'effet). » (p. 30). De ce fait, la musique peut-être composée en masse, de manière scientifique : « Il décrivit un appareil récemment inventé : le musicomètre. - En tournant cette manette, n'importe qui parmi vous peut produire jusqu'à trois sonates à l'heure. » (p. 30). Pour les numéros de l'État Unique, la musique de Scriabine était aussi à l'image de la vie de l'époque : « Voici un spécimen très amusant de ce qu'ils [vos ancêtres] obtenaient : un morceau de Scriabine, du XXème siècle. [...] Cette musique était sauvage, nerveuse, bigarrée, comme leur vie alors, sans l'ombre de mécanisme rationnel. » (p. 30). On notera cependant qu'il se produit dans cette société l'exacte contraire de ce que connaît notre époque (et que connurent celles passées aussi). En effet, chez Zamiatine, on assiste à l'assimilation et à la compréhension parfaite de la musique contemporaine mais au rejet de la musique du passé : « Aussi avec quel plaisir écoutai-je notre musique moderne dont un morceau nous fut joué ensuite pour montrer le contraste. C'était des gammes cristallines, chromatiques, se fondant et se séparant en séries sans fin ; c'était les accords synthétiques des formules de Taylor, de Maclaurin, les marches carrées et bienfaisantes du théorème de Pythagore, les mélodies tristes des mouvements oscillatoires, les accords, coupés par les raies de Frauenhofer, de l'analyse spectrale des planètes... Quelle régularité grandiose et inflexible. » (p. 30).

Dans 1984, la musique est avant tout utilitaire et, de ce fait, calquée sur la situation instantanée de la vie : « l'émission du télécran s'était changée en une stridente musique militaire. » (p. 19) ; « Winston n'était conscient que du vide de la page qui était devant lui, de la démangeaison de sa peau au-dessus de la cheville, du beuglement de la musique et de la légère ivresse provoquée par le Gin. » (p. 20) ; « Une musique douce coulait lentement des télécrans. » (p. 113) ; « Une musique métallique s'écoulait des télécrans. » (p. 403). La musique fait partie de l'arsenal de propagande de Big Brother : « L'assistance fit alors éclater en choeur un chant profond, rythmé et lent. [...] C'était un lourd murmure sonore, curieusement sauvage, derrière lequel semblaient retentir un bruit de pieds nus et un battement de tam-tams. Le chant dura peut-être trente secondes. C'était un refrain que l'on entendait souvent aux moments d'irrésistible émotion. C'était en partie une sorte d'hymne à la sagesse et à la majesté de Big Brother. » (p. 30) ; Winston déclare que « ce chant sous-humain de “B-B !... B-B !...” l'emplissait toujours d'horreur. » (p. 31). Les télécrans permettent de diffuser en permanence les chants du Parti : « Le nouvel air qui devait être la chanson-thème de la Semaine de la Haine (on l'appelait la chanson de la Haine), avait déjà été composé et on le donnait sans arrêt au télécran. Il avait un rythme d'aboiement sauvage qu'on ne pouvait exactement appeler de la musique, mais qui ressemblait au battement d'un tambour. » (p. 212) ; « Au télécran, une voix de femme claironnante braillait un chant patriotique. » (p. 146) ; « La femme du télécran avait commencé une autre chanson. Sa voix semblait s'enfoncer dans le cerveau comme des éclats pointus de verre brisé. » (p. 147). La musique entre dans le conditionnement de la jeunesse (« Le sentiment naturel leur avait été arraché par des conditions de vie spéciales, appliquées très tôt, [...] par des lectures, des parades, des chansons, des slogans de la musique martiale. » p. 101) mais constitue aussi un outil de duplicité envers les habitants : « Le télécran, peut-être pour célébrer la victoire, peut-être pour noyer le souvenir du chocolat perdu, se lança dans le chant : Océania, c'est pour toi !" » (p. 53). L'omniprésence de la musique ne garantit pourtant pas sa qualité (« Océania, c'est pour toi ! fit place à une musique plus légère. » p. 53) et l'on retrouve des processus industriels d'écriture en ce qui concerne les chansons, notamment celles qui sont destinées aux classes inférieures : celles-là écoutent « des chansons sentimentales composées par des moyens entièrement mécaniques sur un genre de kaléidoscope spécial appelé versificateur. » (p. 67).

C'est cette idée qui domine dans Le Meilleur des Mondes où tout est artificiel. Pour Linda, involontairement expatriée, la musique est indissociable de son caractère mécanique : « elle lui parlait de la jolie musique qui sortait d'une boite » (p. 149).