2) Une beauté convulsive[1]

 

L'émotion artistique, nous venons de le voir, constitue déjà un acte de dissidence[2] qui engage son auteur. Pourtant, la pratique de l'art s'inscrit avant tout dans le cadre d'un pouvoir qui a découvert depuis longtemps que la plume est plus forte que l'épée, que la guerre des mots est plus efficace et plus offensive que celle des armes et des hommes. Il est donc important de montrer comment les protagonistes passent d'un art officiel à un art subversif. Ainsi, au début de Nous autres le narrateur D-503 se fait-il l'écho des vues officielles du régime qui prépare la conquête de nouveaux mondes, à l'aide de l'Intégral : « Mais avant toutes autres armes, nous emploierons celle du Verbe. », de même « Tous ceux qui s'en sentent capables sont tenus de composer des traités, des poèmes, des proclamations, des manifestes, des odes, etc., pour célébrer les beautés et la grandeur de l'État Unique. » (p. 15). Dans ce régime totalitaire, la beauté se doit d'être enchaînée, le mouvement doit emprunter au statique[3], la mesure doit captiver l'élan : « Pourquoi la danse est-elle belle ? [...] Parce que c'est un mouvement contraint, parce que le sens profond de la danse réside justement dans l'obéissance absolue et extatique, dans le manque idéal de liberté. » (p. 16). Les critères esthétiques de l'État Unique sont très proches de ceux du classicisme, énoncés par Boileau dans le chant 1 de l'Art Poétique. L'idéal classique est établi comme une conception artistique mais aussi comme un modèle humain. Pour les classiques, comme - d'une certaine façon - pour les numéros de Nous autres, le souci de l'universel, de la vérité permanente, de l'ordre est au cœur des préoccupations. Dans les œuvres de cette époque, on réfute le progrès dans le sens où l'on dépasse l'historique pour édifier un homme éternel. En conséquence, on rejette le particulier, le singulier, et on se préoccupe d'abord de l'exemplaire plutôt que de l'original. Ce qui guide le classique, comme le citoyen de l'État Unique, c'est la raison, le bon sens, l'ordre. Ainsi, on énonce pour les disciplines artistiques des règles (par exemple celle des trois unités) qui forment des contraintes mais s'accordent toujours avec la mesure, le refus de tout excès. La variété et la singularité sont proscrites et deviennent synonyme d'imperfection, comme le précise D-503 : « Nous étions tous différents... [...] Oui... Hélas ! » (p. 21) ; Le Journal National déclare : « Votre maladie, c'est l'imagination. » (p. 181). I-330 tentera d'influencer et d'éveiller la conscience de D-503 en revendiquant sa liberté, sa singularité et son dynamisme : « Oui, interrompit-elle, je veux être originale, c'est-à-dire me distinguer des autres. Être original, c'est détruire l'égalité... Ce qui s'appelait dans la langue idiote des anciens “être banal” n'est maintenant que l'accomplissement d'un devoir. » (p. 40), « Tu [D-503] ne sais pas, mathématicien, qu'il n'y a de vie que dans les différences : différence de température, différence de potentiel. Et si la même chaleur ou le même froid règne partout dans l'univers, il faut les secouer pour que naissent le feu, l'explosion, la géhenne. » (p. 178). Les arguments de I-330 aboutissent au jugement qu'émet G. Lapouge, à propos de Laputa[4] : « La perfection engendre le pire des désordres : la vie est incomparable aux mathématiques. ». Le journal devient, selon le regard neuf de D-503, un témoignage accablant, à la manière de celui de Winston[5], une dénonciation, au détriment de la grandeur de l'État Unique, d'un totalitarisme qui étouffe le meilleur de l'homme.

Dans 1984, la beauté n'appelle plus directement des critères esthétiques mais renvoie à un vague espoir de liberté. Si Cocteau a écrit que « les dictateurs contribuent à promouvoir la protestation dans l'art, sans laquelle celui-ci meurt », Winston ne trouvera néanmoins pas d'autre moyen de lutte que l'espoir d'un pourrissement par l'intérieur du Parti : « Tout ce qui laissait entrevoir une corruption l'emplissait toujours d'un espoir fou. », de même « Je hais la pureté. Je hais la bonté. » (p. 180). Tout ce qui représente une faiblesse, la revanche de l'homme sur la bureaucratie, l'incohérence et le reniement du système par ses membres, donne de l'espérance à Winston. C'est par un pessimisme violent que l'on affirme son optimisme, son espérance dans une société qui ne peut plus que s'améliorer, dans un parti qui devrait s'amender. La liaison avec Julia prend de ce fait une signification plus profonde : « La bouche mise à part, on ne pouvait pas dire qu'elle [Julia] fût belle. », de même : « Mais on ne pouvait aujourd'hui avoir d'amour ou de plaisir pur. Aucune émotion n'était pure car elle était mêlée de peur et de haine. » (p. 181). B. Gensane remarque à juste titre que « le seul moment où il [Winston] échappe provisoirement à l'emprise de Big Brother, c'est à l'occasion de la relation sexuelle illicite avec Julia, étreintes qui répondent au besoin de retrouver l'animal dans l'homme, de subvertir les tabous, de se persuader qu'un déchaînement ludique pourrait saper la construction totalitaire. Mais cette rébellion est l'acte individuel d'un être qui ne sait pas canaliser ses pulsions de vie, qui assouvit ses instincts plus qu'il ne défend la dignité de l'homme ou l'amour passion. » (p. 61). Dans la lutte désespérée - et certainement désordonnée - qu'il mène contre le parti, le personnage de Winston est éclairé dans son sens véritable par les auteurs qui comme lui entrent en résistance face aux régimes totalitaires. Camus, dans un des ses Discours de Suède, disait qu'on ne peut pas ne pas « créer dangereusement » ; il énonçait ainsi les motivations de Winston pour qui penser à l'art est un acte de résistance. A propos du presse-papier par exemple, Winston dit : « c'était un objet étrange, même compromettant, pour un membre du Parti. » (p. 139). L'amour de Winston pour Julia devient l'affirmation d'une résistance à l'oppression : « Leur embrassement avait été une bataille, leur jouissance une victoire. C'était un coup porté au Parti. C'était un acte politique. » (p. 181).

Comme dans l'État Unique de Nous autres, la singularité et l'originalité sont perçues négativement dans la grande famille d'UNI. Les membres dissidents se trouvent personnalisés physiquement et se distinguent d'abord par leur apparence. Copeau, bien sûr : « le petit garçon, dont l'œil droit était vert et non pas marron, la regarda et cilla. » (p. 6), « lui seul se sentait coupable et malheureux » (p. 41) ; mais aussi son ami Karl : « un membre plus petit que la normale, nommé Karl WL, que l'on voyait souvent se promener avec un carnet à dessin vert » (p. 46). La différence ne peut apparaître que comme une imperfection, presque une difformité, par rapport à l'uniformité de la famille. Toute mesure est incarnée par la réalité et si l'on s'en éloigne, on ne crée pas, on tombe dans l'erreur : « Mais à l'oreille de Copeau, Yin murmura : - Les proportions sont complètements fausses. » (p. 48). Les critères esthétiques officiels sont, comme toujours, rigides, communs et ennuyeux. La dissidence de Copeau va passer par son appréciation et son “goût” : « Il n'est pas fidèle, mais il est en quelque sorte... mieux que fidèle. » (p. 48). L'art semble bien l'apanage des dissidents puisqu'ils sont les seuls à le mettre en œuvre : « Parfois, Moineau chantait des chansons qu'elle écrivait elle-même, en s'accompagnant sur un instrument [...] ; sous ses doigts, les cordes faisaient une jolie musique ancienne. » (p. 120), « En juillet, Chut mourut. Moineau composa une chanson à cette occasion » (p. 121). Une fois la communauté d'UNI quittée, l'artiste n'est pourtant pas au bout de ses peines : l'art n'a pas de patrie. Karl tombe dans une sorte de déchéance où sa peinture devient utilitaire et alimentaire, en conservant toutefois un certain idéalisme : « Les toiles que je vends sont terribles. Des portraits de mignons petits dadais. Mais j'arrive à travailler pour moi trois jours par semaine » (p. 255), « Il [Karl] leur expliqua ce qu'il essayait de faire, parlant d'équilibre de la composition, de contrastes, de coup de pinceau, de subtiles nuances de couleur. » (p. 260). Copeau est le témoin de cette décadence : « Ashi, tu dessinais des membres sans bracelet jadis, et ils étaient si beau ! Et maintenant, tu peins de la couleur, des taches de couleur ! » (p. 261). L'expression de la dissidence s'effectue par la reconnaissance d'une beauté stimulante, et par l'adhésion à une esthétique dynamique, presque carnavalesque du fait du grand nombre de renversement qu'elle élabore.