Un apprentissage empirique
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Dürrenmatt nous décrit tout au long de la nouvelle une sorte d'apprentissage empirique
que suit le Minotaure. Il éprouve d'abord son existence au monde dans un profond
"je reflète donc je suis" puis va découvrir l'autre, ou plutôt une autre dans sa
rencontre avec la jeune fille : "Il comprit soudain qu'il y avait encore autre chose que
des minotaures. Son monde venait de s'ouvrir à la dualité". Après sa danse-combat
avec le jeune homme, il découvrira la pluralité ; non plus celle des images mais
celle des autres humains. Le Minotaure va émerger de ses "longues années d'un sommeil confus"
et développer son intelligence. Il utilise sans connaître, éprouve sans comprendre
: il ignore mais va ressentir l'existence de multitudes de notions comme le rêve,
la réalité, la divinité, la vie et la mort, la malédiction, la bienveillance, le sang et la
douleur, le reflet.
D'un côté, il parait plus naïf et plus idiot que les hommes ; référons-nous au sentiment
du jeune homme à l'épée ("maintenant qu'il était devant lui, qu'il voyait combien
il était inoffensif, il avait honte"). Mais il apparaît aussi bien plus lucide qu'eux. Il suffit pour s'en rendre compte d'examiner la scène de joie futile et anticipée
de la farandole autour du Minotaure blessé : "filles et garçons, sans remarquer la
rage du minotaure ramassé sur lui-même, formèrent un cercle, et, poussant des cris
de joie, dansèrent une ronde désordonnée autour de lui, toujours plus rapide, plus turbulente,
comme s'ils étaient sauvés, sans penser que le labyrinthe seul s'était déjà chargé
de leur perte - la mort les aurait-elle débarrassés de l'homme-taureau qu'ils n'auraient pas trouvé a sortir de l'enchevêtrement des parois-miroirs".
Le minotaure est aussi plus loyal que les jeunes gens. En effet, ceux-ci apparaissent
comme dénaturés face à une créature en voie d'humanisation. Considérons le personnage
du Minotaure successivement en regard de ceux du jeune homme, de Thésée et d'Ariane. Le jeune homme montre son hypocrisie en frappant le Minotaure en traître malgré le
fait qu'il se présente dans la vérité de son humanité. Thésée arrive jusqu'à la créature
directement puisque guidé par le fil rouge ("comme s'il s'agissait d'une trace de
sang"), utilise un déguisement pour tromper la bête puis finit par la frapper dans
le dos, au comble de perfidie, alors que le Minotaure l'accueillait à bras ouverts.
On peut dire que pour tuer le Minotaure, il faut lui ressembler physiquement, ce
que fait Thésée, mais aussi "moralement" alors que la créature effectuait elle-même la
métamorphose inverse qui tendait à l'humaniser. On a ici encore un effet de reflet
entre les personnages. Le rôle d'Ariane n'est pas plus honorable puisqu'elle ne pratique
pas autre chose que la dénonciation de son demi-frère, avec naturel et inconscience.
Elle livre en un fratricide final le Minotaure à son assassin.