L'empire du solipsisme
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Voyons maintenant ce qui permet à l'auteur de mettre en évidence la solitude métaphysique
du Minotaure. En effet, nous avons affaire à un véritable "empire du solipsisme"
dans cette nouvelle. Tout d'abord, le mythe est perçu du côté du Minotaure, avec
ses impressions, ses sentiments, ses questionnements et cela constitue une autre innovation
de la part de l'auteur. Les autres personnages ont une existence de comète : ils
traversent de manière très brève l'espace narratif et descriptif, et reviennent parfois, mais toujours transformés (chaque personnage fait revenir un reflet) : il suffit
de se reporter au schéma de disposition narrative. Nous ne savons même pas véritablement
s'ils sont présents puisque la nouvelle maintient jusqu'à son lecteur dans la douce
indolence "d'un sommeil confus". Si le Minotaure ne parvenait pas à se trouver, à se qualifier,
il a encore beaucoup plus de mal à cerner et juger ses homologues humains et se trompe
souvent. Le doute le surprend au cours de quelques moments du récit : "tout défilait devant son esprit sous forme d'images, et non en idées, comme si ses sensations
étaient une sorte de langage imagé: la jeune fille ne l'avait peut-être pas aimé
du tout, et les autres aussi n'avaient pas aimé les minotaures". Ce doute conduit
la créature à rejeter tout ce qui n'est pas lui, tout ce qui échappe à son entendement
: "il sentit tout à coup que cette créature devant lui, semblable à lui, qui l'avait
trahi malgré tout, parce qu'elle était autre et parce que tout ce qui n'était pas
lui, lui était hostile, était insaisissable, inattaquable". De ce fait, les interventions
d'Ariane et de Thésée sont volontairement reléguées au second plan et de ce fait
largement relativisées par Dürrenmatt dans le déroulement du mythe. La seule assurance
que le Minotaure va découvrir est celle de sa solitude, dans le labyrinthe ("peu à peu il
comprit qu'il faisait face à lui-même") puis dans le monde ("Il sentit qu'il n'y
avait pas beaucoup de minotaures, mais un seul minotaure, qu'il n'existait qu'une
créature pareille à lui, qu'il n'y en avait pas avant lui, ni après lui, qu'il était condamné
à la solitude"). On peut citer pour illustrer ce sentiment, la phrase d'Ariane à
la fin de "Qui n'a pas son Minotaure ?" de M.Yourcenar : "Solitude Je t'ai connue
sous toutes tes formes, solitude de l'attente, solitude de l'amour, solitude de la douleur,
et du regret de la douleur". Sur ce point les deux personnages possèdent bien des
similitudes.