II) Les limites humaines et philosophiques de l'observation :

« Assumer le plus d'humanité possible : voilà la bonne formule. »

 

    Nous allons tenter de mettre en lumière ce qui peut gêner l'observation chez nos personnages et quelles sont les limites qui, une fois passées, mettent cette observation en faillite.

 

Entre fatigue et paresse :

    Dans L'Immoraliste, le regard apparaît à l'intérieur de quelques scènes comme l'action la moins pénible et qui pourtant coûte au héros convalescent, qu'il se soit fixé sur Marceline :

Marceline « lit ; elle coud ; elle écrit. Je ne fais rien. Je la regarde. Ô Marceline ! Marceline !... Je regarde. Je vois le soleil ; je vois l'ombre ; je vois la ligne de l'ombre se déplacer ; j'ai si peu à penser, que l'observe. Je suis encore très faible ; je respire très mal ; tout me fatigue, même lire » dit Michel, p. 32.

   ...ou sur les enfants :

« Les enfants, durant ces tristes jours, furent pour moi la seule distraction possible. Par la pluie, seuls les très familiers entraient ; ils s'asseyaient devant le feu, en cercle. J'étais trop fatigué, trop souffrant pour autre chose que les regarder » dit Michel, p. 53.

    Plus tard, ce sera au tour de Marceline malade d'avoir recours au regard pour communiquer[46] parce que les autres moyens lui semblent trop ardus :

« Je me penche pour la faire boire, et lorsqu'elle a bu et que je suis encore penché près d'elle, d'une voix que son trouble rend plus faible encore, elle me prie d'ouvrir un coffret que son regard me désigne » dit Michel à propos de Marceline, p. 126.

    Marceline est trop faible pour articuler un remerciement et c'est, une fois de plus, les yeux qui vont prendre la parole :

« Un regard chargé de larmes et d'amour me récompense » de la part de Marceline, malade, à l'intention de Michel.

    L'idée d'un regard physiquement éprouvant pour son auteur devait intéresser Gide, puisque dans Les caves du Vatican, on retrouve sur un mode cyniquement comique le même motif :

Anthime réalise « l'expérience que voici : six rats jeûnants et ligotés entraient quotidiennement en balance ; deux aveugles, deux borgnes, deux y voyant ; de ces derniers un petit moulin mécanique fatiguait sans cesse la vue. Après cinq jours de jeûne, dans quels rapports étaient les pertes respectives ? Sur de petits tableaux ad hoc, Armand-Dubois, chaque jour, à midi, ajoutait de nouveaux chiffres triomphaux. » p. 14.

    Que ce soit dans la douloureuse convalescence de Michel, dans l'agonie de Marceline ou dans les fantaisistes expériences d'Anthime, le regard comme action la moins pénible réclame tout de même lucidité et volonté.

 

Trouble :

    L'exercice du regard entraîne parfois une gêne[47], un malaise. Cependant, le rapport à l'observateur peut varier et l'observateur n'est pas toujours celui qui perturbe. On distingue trois schémas qui mêlent de manière différente le statut et l'importance de celui qui voit. Le premier de ces schémas illustre la gêne d'être vu : quelqu'un me regarde et j'en suis troublé. L'importance du regard est ainsi prouvée. C'est le cas de la première rencontre de Michel avec Bachir dans L'Immoraliste :

« Il s'appelle Bachir, a de grands yeux silencieux qui me regardent. Je suis plutôt un peu gêné, et cette gêne déjà me fatigue. » dit Michel, p. 32.

    Ici la situation est intéressante puisque Michel pensait observer Bachir pour distraire sa longue convalescence et c'est celui-ci qui finit par se trouver à l'origine du regard, provoquant même un certain embarras chez le narrateur. Pourtant ce qui dérange surtout Michel, c'est la présence de Marceline ; il ne veut pas être surveillé lorsqu'il observe les enfants :

« Mais ce qui me gênait, l'avouerai-je, ce n'était pas les enfants, c'était elle. Oui, si peu que ce fût, je fus gêné par sa présence. » dit Michel, p. 43.

    C'est la même confusion qui agace Michel lorsqu'il quitte Biskra pour la Normandie, les enfants pour les paysans, quand Bocage remplace Marceline :

« La présence de Bocage me gênait, il me fallait, quand il venait, jouer au maître, et je n'y trouvais plus aucun goût. » dit Michel, p. 131.

    De la même façon, le personnage de Gérard, dans Isabelle, est très sensible au regard que les autres portent sur lui, que ce soit celui de l'abbé :

« L'abbé cependant m'observait sans mot dire, les lèvres serrées jusqu'à la grimace ; j'étais si nerveux que, sous l'investigation de son regard, je me sentais rougir et me troubler comme un enfant fautif. » dit Gérard, p. 110.

   ...ou d'Isabelle :

« Et sans oser la regarder encore, je sentais son regard m'envelopper. » dit Gérard à propos d'Isabelle, p. 174.

    En effet, la situation est remarquable ici puisqu'on y retrouve en écho la scène de Michel avec Bachir dans L'Immoraliste : Gérard voudrait pouvoir contempler Isabelle mais c'est l'inverse qui se produit et il se trouve comme dominé par elle, troublé par son regard.

    Dans Le Roi Candaule, la reine ne souhaitera plus paraître à la cour et en demande la promesse à Candaule car elle a été impressionnée et embarrassée par le meurtre de la femme de Gygès et ses circonstances :

« Que plus jamais tu ne relèveras mon voile / Devant d'autres yeux que les tiens. » demande Nyssia à Candaule, p. 220.

    On peut se demander si par le biais du voile Nyssia décide de se couper visuellement du monde, d'empêcher qu'on puisse la contempler ou même de se priver elle-même de la vision du monde extérieur ; il serait intéressant de savoir si le regard empêché au moyen du voile sera bilatéral ou simplement unilatéral.

    Dans La Symphonie pastorale, le pasteur est parfois troublé. Il appréhende le regard qui lui sera porté par Gertrude une fois guérie :

« L'idée de devoir être vu par elle, qui jusqu'alors m'aimait sans me voir - cette idée me cause une gêne intolérable. » dit le pasteur encore au sujet de Gertrude, p. 134.

    Le doute du Pasteur est presque religieux, semblable à celui que Dieu pourrait nourrir face à une de ses fidèles : une fois qu'elle m'aura vu, croira-t-elle toujours en moi ?

    Le petit Boris, dans Les Faux-monnayeurs, est dérouté et intimidé par le regard de son grand-père La Pérouse car il "ne veut pas se donner en spectacle"[48] :

« Son regard [de La Pérouse] inquiet s'était d'abord posé sur Boris, et ce regard gênait Boris d'autant plus qu'Azaïs, dans son discours, présentant aux enfants leur nouveau maître, allait devoir faire une allusion à la parenté de celui-ci avec l'un d'eux. » p. 247.

    Le regard n'est pas ici redouté pour ce qu'il est mais plutôt pour ce qu'il sous-entend, pour sa capacité à mettre en relief ce qu'il désigne.

    Le personnage d'Édouard est lui aussi soumis à la même gêne que Michel, dans L'Immoraliste, , et se trouble en présence d'un regard tiers :

« nos regards [d'Olivier et Édouard] se croisèrent et certainement si je ne rougis point, c'est qu'aucun des autres n'était en état de m'observer. » dit Édouard, p. 110.

    Ici le trouble ne résulte pas d'un regard émis pas la personne observée comme c'était le cas de Michel avec Bachir ou de Gérard avec Isabelle, mais pourrait survenir si un personnage extérieur prenait conscience de l'échange visuel d'Édouard et d'Olivier.

    Afin de montrer à quel point les jeux de regard sont subtils, on peut les trouver mêlés dans la situation de la phrase suivante :

« Précisément pour ne le gêner point, j'affecte devant lui une sorte d'indifférence, d'ironique détachement. Ce n'est que lorsqu'il ne me voit pas que j'ose le contempler à loisir. » écrit Édouard à propos d'Olivier, p. 124.

    En ce qui concerne Édouard, il s'agir toujours d'une gêne d'être vu en train de regarder, mais pour Olivier, nous touchons à notre deuxième schéma : la gêne de voir pour celui qui est vu , c'est-à-dire : je regarde quelqu'un qui s'en trouve embarrassé. Olivier a ce pouvoir, cette emprise sur Édouard. C'est le domaine des limites de l'observation que nous explorons alors.

    Édouard de son côté connaît la puissance intimidatrice du regard et sait ne pas l'imposer aux autres personnages :

« Dans la crainte de la gêner, je détournais d'elle mon regard. » dit Édouard à propos de Rachel, p. 236.

    Le Pasteur, dans La Symphonie pastorale, est parfois celui qui gêne par son regard, mais il sait lui-aussi faire preuve de délicatesse :

« Je sentais que mon regard la gênait, et c'est le dos tourné, m'accoudant à la table et la tête appuyée contre la main que je lui dis » dit le pasteur à propos de Gertrude, p. 88.

    De ce fait, le pasteur prend volontairement le parti de ne pas imposer son regard à Gertrude.

    Revenons aux rapports d'Édouard et Olivier dans Les Faux-monnayeurs : une fois encore il est difficile d'interpréter la situation :

Olivier « regardait Édouard et s'étonnait d'un certain tremblement de sa lèvre, puis aussitôt baissait les yeux. Édouard tout à la fois souhaitait ce regard et craignait qu'Olivier ne le jugeât trop vieux. » p. 79.

    Est-ce qu'Olivier a peur de déranger Édouard par l'insistance de son observation ou - ce qui relèverait de notre troisième schéma - est-il gêné par le regard qu'il porte ? Ce dernier schéma rassemble les situations dans lesquelles on est embarrassé de voir : je regarde quelqu'un, ça me gêne. Il est difficile de trancher dans notre situation.

    Olivier, qui est très émotif, craint que sa gêne se révèle par son regard ; pourtant l'absence, le détournement de ce regard est bien plus significatif :

« Olivier devint très pâle. Son émotion était si vive qu'il ne pouvait regarder Bernard. » p. 15

    Michel, dans L'Immoraliste, redoute de cette façon l'exercice de son propre regard sur Marceline agonisante :

« J'ose à peine la regarder ; je sais trop que mes yeux, au lieu de chercher son regard, iront affreusement se fixer sur les trous noirs de ses narines ; l'expression de son visage souffrant est atroce. » dit Michel à propos de Marceline, p. 174.

    À force de bien se connaître, Michel peut espérer éviter l'embarras lié à l'observation.

    Enfin, fondée sur ce dernier schéma visuel, on peut recenser dans Le Roi Candaule une situation encore plus complexe. Le roi se méfie des regards d'Archélaüs qui pourraient mettre la reine mal à l'aise :

« Ce soir il n'y aura pas de joueuses de flûtes... / La reine sera là... / Si tu les regardais comme tu fis hier, / Sa pudeur en serait gênée. » dit Candaule à Archélaüs, p. 178.

    Candaule se préoccupe de tous les échanges de regard, même de ceux qui ne concernent pas Nyssia. Cette dernière pourra être embarrassée de voir quelqu'un qui regarde avidement une autre personne.

    Dans nos oeuvres, le regard se trouve lié de manière ténue avec la difficulté qui existe à le soutenir, à l'infliger aux autres comme un dialogue muet et apparemment déplacé. Nous avons vu de quelle manière les jeux de regards pouvaient entraîner la confusion chez leurs acteurs.

 

Subjectivité :

    Dans nos récits, le regard est un révélateur corrompu dont les personnages ne sont que rarement satisfaits. Ainsi, dans L'Immoraliste, Michel éprouve son insuffisance :

« Il me semblait, ainsi, que ma vue ne fût plus seule à m'enseigner le paysage, mais que je le sentisse encore par une sorte d'attouchement qu'illimitait cette bizarre sympathie. » dit Michel, p. 131.

    Dans le cas du paysage, cette subjectivité donne à penser que le paysage n'est jamais à la bonne distance pour être contemplé au mieux :

« J'admirais l'herbe plus mouvante et plus haute, les arbres épaissis. La nuit creusait tout, éloignait, faisait le sol distant et toute surface profonde. Le plus uni sentier paraissait dangereux. On sentait s'éveiller partout ce qui vivait d'une existence ténébreuse. » dit Michel p. 142-143.

    Marceline explicite pour nous le mécanisme du regard appliqué aux personnages :

« Ne comprenez-vous pas que notre regard développe, exagère en chacun le point sur lequel il s'attache, et que nous le faisons devenir ce que nous prétendons qu'il est ? » dit Marceline à Michel, p. 167.

    De même, le pasteur, dans La Symphonie pastorale, prend conscience de la subjectivité qu'entraîne l'exercice de la vision et de son rapport aux autres sens :

« Ainsi j'expérimentais sans cesse à travers elle combien le monde visuel diffère du monde des sons et à quel point toute comparaison que l'on cherche à tirer de l'un pour l'autre est boiteuse. » dit le pasteur, p. 54.

    Cette insupportable subjectivité se révèle parfois dans la distinction entre "voir" et "regarder", que ce soit presque métaphysiquement dans Les nourritures terrestres :

« Posséder Dieu, c'est le voir ; mais on ne le regarde pas. » p. 29.

   ... ou de façon non moins significative mais plus concrète dans Le Roi Candaule :

« Alors tu n'as pas vu la reine ? » demande Candaule à Gygès, p. 213.

« Un peu, si ; mais je ne l'ai pas regardée. » répond Gygès.

« Alors c'est que tu ne l'as pas vue... / On ne peut pas ne pas la regarder quand on la voit. » insiste Candaule.

    Une certaine forme d'incommunicabilité est aussi la conséquence du caractère corrompu du regard, comme par exemple dans Les Faux-monnayeurs :

« Dans la cour de la Sorbonne, il vit un de ses camarades reçu comme lui, qui s'écartait des autres et pleurait. Ce camarade était en deuil. Bernard savait qu'il venait de perdre sa mère. Un grand élan de sympathie le poussait vers l'orphelin ; il s'approcha ; puis, par absurde pudeur, passa outre. L'autre, qui le vit approcher, puis passer, eut honte de ses larmes ; il estimait Bernard et souffrit de ce qu'il prit pour du mépris. » p. 331.

    C'est dans la dernière phrase que l'on mesure le décalage des comportements des deux personnages. La subjectivité de l'image est à l'origine de ce malentendu ; cette image que chacun perçoit de manière différente par une logique et une lucidité qui lui est propre.

    De même, lors de la rencontre d'Olivier et d'Édouard à la gare, p. 78-79.

    La subjectivité du regard semble donc souligner l'incapacité humaine à percevoir le monde de façon collective et générale, la difficulté à interpréter les images qui nous en arrivent, ce qui engendre et met en relief les problèmes de communication entre les personnages, que ce soit par leur apparence ou le regard qu'ils projettent.

 

Ambiguïté :

    Dans nos récits, le regard se heurte parfois à l'ambiguïté de l'apparence des personnages. C'est le cas dans L'Immoraliste ,lorsque Michel observe Bute :

Bute « déshabilla le pays. Avidement je me penchai sur mon mystère. Tout à la fois il dépassait mon espérance, et ne me satisfaisait pas. Était-ce là ce qui grondait sous l'apparence ? ou peut-être n'était-ce encore qu'une nouvelle hypocrisie ? » se demande Michel, p. 137.

    Gide pose, dans La Symphonie pastorale, le problème de l'impossible conciliation des phénomènes visuels et auditifs par l'intermédiaire de Gertrude et du pasteur :

« Regardez-moi : est-ce que cela ne se voit pas sur le visage, quand ce que l'on dit n'est pas vrai ? Moi, je le reconnais si bien à la voix. » dit Gertrude p. 56.

    Gide utilise alors pour répondre une sorte de chiasme oxymorique, qui sonne comme une prétérition pour le lecteur :

« Vous préférez me laisser croire que je suis laide, dit-elle alors avec une moue charmante » demande Gertrude, p. 59.

    ou de nature biblique :

« Je te l'ai dit, Gertrude, : ceux qui ont des yeux sont ceux qui ne savent pas regarder. » dit le pasteur, p. 92.

    Nous avons pu voir que le regard possède ses propres limites à l'intérieur de nos récits et que son utilisation par les personnages trouve parfois ses restrictions. S'il est l'action la moins pénible, il est aussi soumis à la volonté, sensible à la gêne et au trouble. La part de subjectivité qui l'habite, agit parfois comme corrupteur sur la réalité et augmente l'ambiguïté de sa perception.



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