Une véritable fausse tragédie


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Nous allons voir à présent comment Dürrenmatt organise un véritable labyrinthe parallèle à l'espace de la nouvelle, un labyrinthe de l'écriture. Nous allons voir qu'il y a bien dans le texte les ingrédients d'une véritable fausse tragédie. Voyons d'abord pourquoi c'est une tragédie : selon les critères classiques, il faut que la règle des trois unités soit respectée. L'unité de temps l'est bien puisque l'auteur établit une cohérence linéaire dans la chronologie des événements. Si l'on se réfère directement au texte, on peut émettre l'hypothèse qu'il s'est écoulé approximativement une journée, durant laquelle le soleil et la lune se sont relayés. L'auteur installe volontairement un flou dans la temporalité : nous sommes dans le temps du mythe et cela seul compte. Rapportons à ce propos ce que dit Ariane dans "Qui n'a pas son Minotaure ?" de Yourcenar : "Nous sommes en ce moment n'importe où au cours de l'histoire", puisque le mythe ne prend de valeur temporelle qu'en lui-même, il est son propre référent et a acquis une sorte d'autonomie. L'unité de lieu, faut-il le préciser, est elle aussi respectée puisque le labyrinthe possède ce pouvoir, en tant que lieu extraordinaire, de concentrer les acteurs du drame sur une même scène, en ayant la possibilité de les mettre en lumière ou de les estomper à loisir. L'unité d'action peut s'envisager sous différents angles d'approche : le plus vaste pourra considérer que l'unique but vers lequel le texte tend est la mort du Minotaure. Pourtant, avec un auteur tel que Dürrenmatt, il sera possible de prêter des motivations primaires à chaque personnage : Thésée voudra tuer le Minotaure, Ariane lui accrocher le fil rouge de la localisation, la jeune fille, être prise puis tuée par lui, le jeune homme à l'épée tentera de se substituer à Thésée pour abattre la créature. Seul le Minotaure possède une fonction (et devient donc un acteur) difficile à cerner.


C'est ici que commence à poindre l'anti-tragédie, ou plutôt la tragédie désamorcée. En effet, les tragédies classiques mettent traditionnellement en scène des personnages de hautes conditions, or dans notre nouvelle, le point de vu adopté est celui de l'être de la plus basse condition, issu d'un adultère bestial. Si l'on se reporte à l'article Dürrenmatt de J.Mortier dans l'Encyclopédie Universalis, on peut y lire que "l'oeuvre de Dürrenmatt peut être considérée comme une tentative pour désamorcer la tragédie par tous les moyens.". Même si cette affirmation s'oriente plus vers les textes du théâtre de l'auteur, elle permet d'éclairer un peu plus la nouvelle. Le tragique, car il est toujours présent, a été déplacé : il ne réside plus chez les héros traditionnels (Ariane ou Thésée) mais va se trouver dans le problème de l'incommunicabilité chez le Minotaure.


De plus, on peut se référer à la définition antique de la tragédie que nous propose Aristote. Pour lui, la tragédie est la mise en scène de la terreur et de la pitié. Dans notre nouvelle, ce n'est plus le Minotaure qui terrifie un groupe d'humains véritablement à plaindre, mais bien ce même minotaure qui provoque un sentiment de pitié et de compassion chez le lecteur. Cependant, ce n'est pas pour autant que le tribut humain motive la peur ou la crainte. Le renversement de la tragédie n'est pas total ; nous n'arrivons pas à une comédie ; mais à une autre forme de tragédie, celle que nous appelons "véritable fausse tragédie", celle qui modernise et la forme tragique et le mythe.