La danse des mots


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Lors des rencontres chorégraphiées, toute forme de langage est souvent sublimée par l'expression corporelle qui en dit bien plus long, et d'une manière plus spontanée. C'est bien à une danse des mots que nous assistons à plusieurs reprises au cours de la nouvelle. J'entends par "danse des mots" cette façon que l'on retrouve aussi chez Péguy, ou par certains côtés dans la musique de Rachmaninov (notamment dans le moment musical op.16 No.2), de décliner une expression, de reprendre avec une monotonie non répétitive un motif ou une phrase. Ainsi, chaque période lourde de sens aura à supporter sa propre "danse de l'écriture".

Lors de la course-poursuite érotique du Minotaure et de la jeune fille : "il dansa sa difformité, elle dansa sa beauté, il dansa sa joie de l'avoir trouvée, elle dansa sa peur d'avoir été trouvée, il dansa sa délivrance, elle dansa son destin, il dansa son désir, et elle dansa sa curiosité, il dansa son approche, elle dansa sa dérobade, il dansa sa pénétration, elle dansa son enlacement".

Au moment de la confrontation avec le jeune homme : "Le minotaure dansait tout autour de lui, frappait dans ses mains, marquait la cadence avec ses pieds. Il dansait sa joie de n'être plus seul, il dansait son espoir de rencontrer les autres minotaures, les jeunes filles et ceux pareils à l'être avec qui il dansait maintenant". De même : "Il oublia en dansant le soleil, il oublia en dansant la malédiction".

Après la farandole des autres jeunes gens et la fureur désespérée du Minotaure : "pour finir, il tambourina à la paroi. Il tambourina sa fureur, il tambourina sa frénésie de destruction, il tambourina son désir de vengeance, il tambourina son plaisir à tuer, il tambourina sa peur, il tambourina sa rébellion, il tambourina la conquête de son identité", puis durant son douloureux sommeil "le minotaure rêva qu'il était un homme. Il rêva de langage, il rêva de fraternité, il rêva d'amitié, il rêva de bien-être, il rêva d'amour, de proximité, de chaleur".


Lors de l'arrivée de Thésée (Minotaure) et de la tragique méprise du Minotaure : on assiste à une véritable déclaration lyrique, exhortation universelle à croire avec optimisme en l'homme. Ici se traduit une partie des inquiétudes existentielles de Dürrenmatt, de sa peur du chaos autour d'un homme fondamentalement mauvais : "Le minotaure commença à danser. Il dansa la danse de la fraternité, la danse de l'amitié, la danse du bien-être, la danse de l'amour, la danse de la proximité, la danse de la chaleur. Il dansa son bonheur, il dansa le partage de son être, il dansa sa délivrance, il dansa la fin du labyrinthe, l'engloutissement retentissant de ses parois et de ses miroirs, il dansa l'amitié entre les minotaures, les animaux, les hommes et les dieux". Cette incantation est brisée dans le texte et dans l'action par la figure du héros négatif qu'incarne Thésée : "il dansait autour de l'autre minotaure qui tendit le fil rouge et sortit son poignard de l'étui de peau, sans que le minotaure s'en aperçoive...".