Des rencontres chorégraphiées


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Dürrenmatt inscrit dans sa nouvelle de véritables rencontres chorégraphiées qui nous apparaissent de manière visuelle, faisant intervenir les personnages en situation, respectivement le Minotaure, la jeune fille, le jeune homme, les autres jeunes gens, Ariane et Thésée.

Voyons tout d'abord la découverte de ses reflets par le Minotaure : "Une joie folle la saisit, elle bondissait, faisait des culbutes, et une infinité d'images bondissaient et faisaient des culbutes avec elle. Gambades, sauts, culbutes, marcher sur les mains--si grande était sa joie, parce que les images exécutaient tout ce qu'elle faisait, en sorte qu'elle eut le sentiment d'être à leur tête, plus encore, d'être un dieu".

Puis, il rencontre accidentellement la jeune fille ce qui donne lieu à une écriture et une utilisation de la pluralité des reflets très astucieuse : "Elle savait qu'il n'existait qu'une créature, que les autres n'étaient que des reflets, mais elle ne savait pas où était la créature, où était le reflet. Peut-être était-ce la créature, accroupie là, devant elle, peut-être son reflet, ou le reflet d'un reflet, la jeune fille ne le savait pas. Elle savait seulement que sa précipitation à la fuir l'avait amenée à la créature". Après avoir été tuée, le caractère inerte du cadavre de la jeune fille est renforcé par l'immobilité de tous ses reflets que Dürrenmatt traduit par une phrase éclatante de laconisme et lourde de signification : "Il la poussa avec ses cornes, la jeune fille ne bougea pas, pas une ne bougea.".

Le Minotaure va ensuite rencontrer le jeune homme, sorte de réminiscence de la jeune fille, pour se livrer à une sorte de corrida terminale puisqu'on retrouve plus facilement la figure du matador ("et son partenaire, qui agitait son morceau de tissu, avançait, se dérobait, l'épée toujours pointée en avant, qu'il avait prise dans le labyrinthe, dissimulée sous son manteau, pour tuer le minotaure") qui va foudroyer le taureau épuisé que celle du picador seulement présent pour stimuler une bête un peu trop lascive. On retrouve un peu plus avant la dynamique que confère cette volonté chorégraphique au texte : "le jeune homme, par petits bonds, souplement, qui avançait et reculait, attendant de frapper", de même : "il frappa, se dégagea d'un bond, s'appuya à une paroi, fixant son regard sur le minotaure". On notera le léger décalage, plus profond qu'on ne pense, entre le Minotaure et son partenaire humain, qui s'immobile après avoir frappé alors que la bête blessée ne s'interrompt pas tout de suite : "Celui-ci poursuivit sa danse le temps de quelques pas, l'épée enfoncée dans la poitrine, s'arrêta". Toute réaction potentielle de douleur est englobée dans le mouvement de danse du Minotaure et c'est seulement de la surprise qu'il éprouve, coupant net avec l'idée de mise à mort.

L'arrivée des autres jeunes gens vient prolonger une disposition narrative qui provenait de l'unité (le Minotaure seul), passa par la dualité (avec la jeune fille et le jeune homme) pour s'ouvrir encore un peu plus, provoquant ouvertement le déséquilibre dont nous parlions tout à l'heure - nous verrons plus loin comment Ariane et Thésée ont aussi leur place dans cette disposition - . Revenons au reste des jeunes gens pour noter que le groupe arrive de manière ordonnée, dans une sorte de farandole ("les six autres jeunes filles et les six autres jeunes gens firent leur apparition, se tenant par la main, de sorte que les miroirs ne semblaient jamais briser leur file errante") qui préfigure la danse de joie autour du Minotaure blessé ; on peut mentionner la phrase de M.Yourcenar dans "Aspects d'une légende" de "Qui n'a pas son Minotaure ?" : "Nous rêvons, par exemple, de cette danse de Delos, supposée instaurée par Thésée après sa victoire, mais sans doute bien plus antique que le héros lui-même, et dans laquelle les mille pas du danseur imitaient de labyrinthiques dédales." C'est bien une telle danse que nous retrouvons ici telle que la décrit Dürrenmatt : "filles et garçons, sans remarquer la rage du minotaure ramassé sur lui-même, formèrent un cercle, et, poussant des cris de joie, dansèrent une ronde désordonnée autour de lui, toujours plus rapide, plus turbulente, comme s'ils étaient sauvés".

La charge terrible du Minotaure qui vient interrompre la danse, possède elle aussi les caractéristiques d'une danse à travers son dynamisme, sa débauche de puissance physique : "Il roula les yeux, s'ébroua, se baissa encore, banda ses muscles, se dressa d'un bond, s'élança". On peut même voir les pauvres humains terrifiés et fuyant comme les partenaires involontaires de cette danse furieuse. Ainsi, c'est d'abord une jeune fille ("encorna une jeune fille et disparut avec elle, la projetant dans les airs, à l'intérieur du labyrinthe"), mais c'est vite la totalité d'un "corps de ballet" que le Minotaure assaille ("Le minotaure attaqua, s'élança de toute sa masse dans un tendre amoncellement de corps blancs, s'y fraya un passage sans cesser de frapper, s'y roula, le piétina, écrasa, encorna, déchiqueta, tapa, éventra, alors qu'autour de lui, cela s'abattait, cisaillait, faisait craquer les os, grinçait, arrachait, dévorait"). Les oiseaux, pendants du Minotaure, nous l'avons vu, se joignent à la bruyante cohue, achevant en quelque sorte la funeste tâche de la créature.


C'est durant un sommeil, tel que celui du début de la nouvelle ("un sommeil confus"), après l'affliction de sa lucidité ("il rêva comme les hommes rêvent des dieux, avec une tristesse tout humaine, l'homme, avec une tristesse animale, le minotaure.") qu'Ariane survient. Suivant la disposition narrative, cette venue achève la symétrie illustrée dans le petit schéma plus haut. L'aspect chorégraphique est présent de manière naturelle et apparaît comme propre au personnage : "Elle arriva d'un pas dansant, déroulant sa pelote de laine, et dansant toujours, presque tendrement, noua l'extrémité du fil rouge autour des cornes et reprit en dansant le chemin par où elle était venue". Dürrenmatt réussit dans son expression une véritable mimétique de la grâce indolente qu'aura pu avoir Ariane. Le fil qu'elle déploie, prend aussi une valeur narrative puisque c'est Thésée que l'on trouve au bout (de la phrase).

Le face-à-face du Minotaure et de Thésée revêt la signification d'un terrible décalage, un quiproquo gestuel en quelque sorte, qui culminera avec le meurtre. De même qu'il y avait ce porte-à-faux lors de la rencontre avec le jeune homme à l'épée, de même cette divergence se trouve amplifiée, comme par la révélation des liens secrets que le fil de la nouvelle a su entretenir entre ce jeune homme et Thésée. On pourra ici encore se reporter au schéma de la disposition narrative du texte. On rencontre une fois encore - la dernière ? - la danse comme moyen d'expression chez le Minotaure ("Le minotaure fit un pas de danse") mais aussi chez Thésée ("mais cette fois beaucoup d'images dansèrent avec un temps de retard") avec une légère perversion du motif. Ils ne "font pas qu'un" comme voudrait le croire le Minotaure. Cette méprise, nous y reviendrons, qui devient trahison, signe l'achèvement de son existence de créature seule par la mort. Dürrenmatt maintient le parallèle jusqu'au bout, ce qui souligne le tragique malentendu : "lorsque le minotaure se précipita dans les bras ouverts de l'autre, assuré d'avoir trouvé un ami, une créature pareille à lui, et que ses images se précipitèrent dans les bras des images de l'autre, l'autre frappa, et ses images frappèrent, et il abattit le poignard dans le dos d'une main si sûre que le minotaure était déjà mort lorsqu'il tomba.". Cette phrase cristallise le coup de poignard, donné et reçu à l'infini sans douleur sensible ou perceptible - nous l'avons vu avec le jeune homme - puisque dans l'étendu d'un long mouvement chorégraphique.